«D'où vient ce qui se passe? Vous ne cessez de vanter l'intelligence, et
vous tuez les plus intelligents. Vous les tuez, en leur refusant le pouvoir de
vivre selon les conditions de leur nature. On croirait, à vous voir en faire si
bon marché, que c'est une chose commune qu'un Poète. Songez donc que lorsqu'une
nation en a deux en dix siècles, elle se trouve heureuse et s'enorgueillit. Il
y a tel peuple qui n'en a pas un, et n'en aura jamais. D'où vient donc ce qui
se passe? Pourquoi tant d'astres éteints dès qu'ils commençaient à poindre?
C'est que vous ne savez pas ce que c'est qu'un Poète, et vous n'y pensez pas. »
Alfred de Vigny, Préface à Chatterton
« Merde. »
Christian Mistral, Vamp
Dans Le
meilleur des mondes de Aldous Huxley, les dernières pages montrent le Sauvage
qui, dans un monde parfait où toute douleur et toute laideur n’existent plus,
s’adonne à l’auto-flagellation et autres mortifications à consonance
spirituelle. Des hélicoptères tournent
tout autour de lui comme s’il s’agissait d’une bête de foire. On le regarde avec
humour et délectation s’infliger des supplices. Comme s'il était un jackass.
Dans notre
monde où toute aventure spirituelle est réduite à l’absurdité, où toute
institution représente la plus haute nuisance qui soit à la spiritualité tout
autant qu’à la culture, il n’est pas étonnant d’avoir un jour à faire face à
cette faune bigarrée de voyous autoproclamés qui tournent sur eux-mêmes comme
des derviches s’enfonçant dans le non-dit avec des dires délirants. D’où l’existence
de ces vues parallèles qui défient la vision unitaire des abrutisseurs d’esprits
en fermentation.
« C’était dingue cette vie. Il me
semblait que tout le monde était à l’école, tout le monde à part moi. Et pour
étudier quoi, bon Dieu? Pour aller où? Je connaissais la musique; du temps que
c’était mon métier d’aller à l’école, j’étais le meilleur de tout leur foutu
système. Mais à quoi cela rimait-il de se bourrer le crâne d’inepties pour
devenir inamovible, de se prêter au jeu, d’acquérir le minimum de connaissances
requis pour décrocher un papier à enluminures et courir occuper une case dans
un organigramme, une place qui existait déjà, pour se mettre délibérément à la
merci d’un implacable engrenage de mort lente et être, tout au long de cette
chienne de vie, absolument et misérablement dispensable? D’autres chemins
menaient au pouvoir, d’autres moyens existaient d’orienter sa destinée, plus
viables et plus dignes. »
( Mistral, Vamp, p.168)
Je n’ai pas
lu Vamp à sa sortie. Ni après. D’abord, parce que Vamp avait été mis au
programme des lectures obligatoires par le département de littérature de l’université
que je fréquentais. En fait on avait le
choix entre La Rage de Louis Hamelin et Vamp de Christian Mistral. Et je suis
tombé sur La Rage en jouant à minima-ni-mot avec les deux lectures
obligatoires.
J’ai lu Vamp tout
récemment. J’avais lu Vautour, Sylvia au bout du rouleau ivre, Papier-mâché / Carton-pâte,
Léon, Coco et Mulligan… Et puis je
connaissais un tant soit peu Mistral pour correspondre avec
icelui et prétendre à une pleine et entière partialité.
Je me fous pas mal des lectures obligatoires, vous l’aurez compris, et c’est en faisant appel aux plus hautes vertus de l’inutilité que j’ai lu Vamp. Et je n’ai pas été déçu. J’ai retrouvé le parfum de la révolte de mes jeunes années dans les échos de Vamp. 1988. Le Mur de Berlin menaçait de s’effondrer. L’école était déjà au plancher.
« On n’apprenait rien qui vaille
dans la plupart des facultés, les humanités et les sciences sociales n’étaient
qu’une farce, l’usine à cerveaux produisait à la chaîne des diplômés illettrés,
la moitié des thèses étaient illisibles, le cours de français de secondaire IV
dans les polyvalentes portait sur les anagrammes, et les dégoûtés de la boîte,
les drop-out de quinze ans qui se comptaient chaque année par centaines,
allaient grossir les rangs des analphabètes dont le taux prenait des
proportions ahurissantes, allaient quêter un emploi d’ouvrier à la manufacture
où s’échinaient déjà leurs pères qui eux non plus ne savaient pas lire les
ingrédients de leurs céréales matinales. » (Mistral, Vamp, pp.168-169)
La phrase est
longue et syncopée chez ce jeune Mistral qui fuie ses études pour mieux se
consacrer aux lettres, tant méprisées par l’institution.
Il
n’a que vingt ans alors qu’il rédige Vamp.
Et on y retrouve l’écho de feu Paul Nizan qui débute Aden Arabie par ces mots
prophétiques : «
J'avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c'est le plus bel âge de
la vie. Tout menace de ruine un jeune homme : l'amour, les idées, la perte de
sa famille, l'entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa
partie dans le monde. À quoi ressemblait notre monde ? Il avait l'air du chaos
que les Grecs mettaient à l'origine de l'univers dans les nuées de la
fabrication. Seulement on croyait y voir le commencement de la fin, de la vraie
fin, et non de celle qui est le commencement d'un commencement. » (Paul
Nizan, Aden Arabie)
Mistral
raconte déjà ses vingt ans comme s’il en avait quatre-vingt-dix sans que cela
ne donne cette sensation de lire quelqu’un qui porte des souliers trop grands
pour lui. L’auteur de Vamp vit mille ans, pour paraphraser Baudelaire, quand d’autres
ne vivent qu’une journée. Et tel Prométhée peut-être, il s’auto-dévore le foie
pour se punir d’en savoir trop pour rien. Il sait trop bien qu’il n’y a pas de
place nulle part pour tous les Prométhée et Ovide Plouffe du monde entier.
Alors son lyrisme prend tout son éclat dans ce défi qui est de tourner en
gloire le noir abîme de la défaite. Il s’agit de sublimer la fadeur et l’inconsistance
de nos vies concomitantes dans un exercice qui tient de la haute voltige
intellectuelle.
Certains ont
pu y voir à l’époque la vague réminiscence d’Ernest Hemingway, John Fante, Jack Kerouac, Henry Miller ou Charles
Bukowski. Toute littérature écrite à la première personne du singulier semble
réduite à ce type de comparaisons si l’on fait le moindrement allusion à l’alcool.
Pourtant, c’est
à Léon Bloy que Christian Mistral me fait le plus penser. Ce Léon Bloy chrysostome
au verbe acerbe qui exploite toutes les nuances et variétés de la langue
française pour faire l’exégèse des songes, mensonges et lieux communs de son
temps.
Bloy le faisait
pour servir la foi. Mistral le fait pour servir la soif. Comme un soufi. Comme
un derviche. Comme un ogre trouvant sa risible consolation dans la culture et
les phrases bien ciselées. Pourtant, la
magie des mots n’est pas vaine. Elle transmute l’eau en vin et le vain en eau.
Vous raconter
le récit de Vamp est bien secondaire. Vous saurez le lire vous-même pour y
vivre votre propre expérience. Vamp est l’acte d’affirmation désespéré d’un
type qui a pris les arts et les lettres au sérieux, comme Knut Hamsun dans La
faim. Sous des airs grognards, il se cache la nécessité de défendre une
certaine tendresse.
«C'est pourquoy fault ouvrir le livre: et
soigneusement peser ce qui y est deduict. Lors congnoistrez que la drogue
dedans contenue est bien d'aultre valeur, que ne promettoit la boitte. C'est à
dire que les matieres icy traictées ne sont tant folastres, comme le tiltre au
dessus pretendoit. Et posé le cas, qu'on sens literal trouvez matières assez
ioyeuses & bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne
fault, comme au chant des Sirènes: ains à plus hault sens interpreter ce que
par adventure cuidiez dict en guaieté de cueur. »
(François Rabelais, Prologue de Gargantua)
La bière
coule à flots, tant chez Rabelais que chez Mistral. Pour les mêmes raisons.
Pour connaître quelque chose à cette folie qui nous entoure, quitte à en faire
l’éloge, à l’instar d’Érasme de Rotterdam ou bien quelque autre buveur
magnifique qui ont goûté à la « substantifique moelle » de la vie
pour exorciser le mal qui est tout autant en nous qu’il n’y est pas.
Le
chroniqueur littéraire Réginald Martel a écrit dans La Presse (28-05-88) que Vamp « (…) restera le document
incontournable de la saison littéraire 1988-1989. »
Je veux bien
lui donner raison. Vamp s’inscrit dans cette littérature parallèle dans
laquelle les francophones habitant l’Ïle de la Tortue s’illustrent le mieux, en
passant de Jack Kerouac à Victor Lévy-Beaulieu.
***
« Je n’arrive jamais simplement à
embrasser d’un seul baiser d’âme toute la perspective de mon exil intérieur, ni
même à considérer son principe dans sa multiplicité dimensionnelle tant le
kaléidoscope me déroute et m’éblouit. Je sais qu’on se tenait tapis dans l’ombre
froide des jungles d’asphalte en feulant, tigres psychédéliques et puant de la
gueule. » (Mistral,
Vamp, p.321)
***
« -N’as-tu pas comme moi l’intuition
que nous sommes, un peu, parfois, comment dire… ridicules?
Nous étions arrêtés à l’intersection,
quand bien même le feu était au vert et qu’aucune voiture n’approchait.
Fantasio regardait loin, loin devant. Puis il dit : « Non. Pas du
tout. », et on n’en parla plus, on n’y pensa plus, on laissa cela sur le
trottoir et on s’engagea résolument dans la rue. » (Mistral, Vamp, p.307)
Source :
Christian
Mistral, Vamp, Québec / Amérique,
Montréal, 1988, 345 pages
Il y a des billets qui sont un peu comme premières nécessités, l'eau, le bon pain, mais encore fallait-il matière et perspectives pour qu'ils nous soient si généreusement donnés à lire.
RépondreEffacerLongue t'âme no scie MakesmwwonderHum... Pis ça fait plaisir dans tous 'es cas! :)
RépondreEffacerM'suis occupé à être trop occupé, c'est un défaut que je partage avec moi-même et le gars des vidanges. Hélas il a beaucoup plus de mérite que moi.
RépondreEffacerVous me manquez tous!
Le droit à la paresse n'est encore qu'un titre ou bien une chanson... L'essentiel reste encore de ne pas être préoccupé... Enfin, tu sais que je dis n'importe quoi Makesmewonderhum... Pour ce gars du gars des vidanges, il est blasé d'avoir à se battre avec les troupeaux de rats qui pullulent la nuit dans les arrière-cours des restaurants trop gras.
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