Juliette et Donatien avaient revêtu leur plus beau costume du dimanche. Juliette portait une robe bleue à petits pois blancs, plutôt sobre malgré les pois. Elle avait encore de belles jambes même si elle avait des dents de cheval. Donatien portait son complet-veston-cravate acheté à vil prix chez Noore. Tout de noire vêtu, sauf pour la chemise, blanche, comme le veut la coutume. On ne voyait pas ses jambes et, franchement, cela ne lui empêchait pas lui aussi d'avoir des dents de cheval. Juliette et Donatien ressemblaient à Jacques Brel à s'y méprendre et ils s'étaient reconnus l'un en l'autre avec toutes les souffrances qui peuvent accompagner une dentition de cheval, des bacs à sable jusqu'aux polyvalentes, où les adolescents peuvent se montrer si durs et si méchants entre eux.
Juliette et Donatien s'étaient prêtés à tous les quolibets, vexations et humiliations des brutes.
-Oua! Dents de ch'val! qu'on leur disait.
Et quand ce n'était pas «dents de ch'val» c'était autre chose.
-Oua! Jument! Donkey Conne! Palettes! Castor! Rongeur!
Juliette et Donatien, heureusement, finirent par se rencontrer et c'était comme si le compteur repartait à zéro. Ils firent donc l'amour de toutes les manières et, hop, ils se marièrent et eurent trois enfants avec des denditions de cheval: Maude, quatre ans, Jérémie, cinq ans, et Mathurin, six ans.
Ils étaient justement avec leurs trois enfants, eux aussi revêtus de leurs plus beaux atours. Ouais, ils étaient dehors, dans la rue, avec la revue Vous ferez mieux d'ouvrir les yeux. C'était la revue des Scrutateurs de Yahvé. C'était une secte où tout le monde devait être bien habillé et faire du porte à porte pour distribuer des revues soporifiques illustrées par quelques graphistes s'inspirant de l'art fasciste ou bien du réalisme socialiste pour nous présenter un Jésus trop propre, trop rose pour faire vrai. Un Jésus de supermarché. Un Jésus qui va chanter un air de country. Un petit Jésus en complet-veston-cravate.
Ce lundi matin-là, Juliette, Donatien et toute la petite famille faisaient de l'évangélisation pour les Scrutateurs de Yahvé. Ils allaient d'une porte à l'autre avec leur satanée revue pour tenter d'endoctriner les uns et les autres à leur vision stupide de la fin du monde en complet-veston-cravate.
Ils cognèrent donc chez Gustave Lampron, un vieux chnoque qui déteste toutes les religions et prétend que Dieu et le Père Noël relèvent de la même fantaisie trop humaine.
-Oui? dit-il. Que voulez-vous?
-Je suis Donatien et voici ma femme Juliette ainsi que nos enfants: Maude, Jérémie et Mathurin... Nous sommes venus vous apporter la vérité sur la fin du monde qui s'approche... C'est écrit ici, noir sur blanc, dans la revue Vous ferez mieux d'ouvrir les yeux.
-Écoutez, je ne crois pas en Dieu et en toutes ces conneries, répondit Lampron, en terminant de boire sa bière.
-Dieu sait que nous existons, pourtant... ajouta Juliette, avec sa dentition de cheval.
-Ouin pis? répliqua Lampron.
-Comme ça... v-v-vous ne voulez pas croire en Dieu, c'est ça?
-C'est pas que j'veux pas. J'crois pas à ça... Pis voulez-vous ben m'dire pourquoi qu'ces enfants-là sont pas en train d'jouer comme tous 'es autres enfants au lieu d'faire du porte-en-porte-pis-rapporte? Christ! Vendez-vous des assurances ou quoi?
-Nous ne vendons rien. Tous les profits de la vente de Vous ferez mieux d'ouvrir les yeux servent nos missions humanitaires en Australie!
-En Australie? questionna Lampron.
-À moins que ça ne soit en Autriche? avança Donatien.
-En Allemagne? Ça s'pourrait-tu en Allemagne? Australie? Autriche? se dit Juliette en elle-même.
-En Afrique? En Azerbaïdjan? En Asie? enfila Lampron.
-Je... je... je n'm'en rappelle plus... bredouilla Donatien.
-Vous vous ne rappellez plus de rien et vous voulez quand même me vendre Vous ferez mieux d'ouvrir les yeux? s'indigna Lampron. Oua! Pas fort! Pis à part de ça, vous seriez ben gentils de pas essayer d'm'empissetter avec Yahvé et les sept nains! J'su's un peu tanné moé-là... Emmenez don' vos enfants jouer dans l'parc! Ciboire! I' fait beau! I' fait chaud! Dieu peut ben attendre qu'vous soyez malades jéritole!
-Bon... ben... bonne journée chuinta Donatien entre ses dents de cheval.
Et ils poursuivirent leur chemin, toute la matinée, avec leurs trois enfants, pour vendre Vous ferez mieux d'ouvrir les yeux à quelques névrosés ou psychotiques du coin. Il s'en trouvait toujours quelques-uns, tellement affectés entre les deux oreilles qu'on pouvait leur faire vendre des couteaux ou des revues religieuses, revêtus d'un complet-veston-cravate ou bien d'un robe bleue à petits pois blancs.
-Si les gens riaient moins des dents de cheval, p't-être qu'i' se vendrait moins de revues stupides, déclara Lampron tout en avalant sa dernière gorgée de Black Label.
En fait, la revue Vous ferez mieux d'ouvrir les yeux était gratuite. Et Lampron en avait une copie dans les mains. Donatien avait cru bon de lui en laisser une avant que de le quitter.
-Tabarnak qu'est lette leur revue! conclut Lampron en fermant la porte de son logement miteux.
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