jeudi 19 octobre 2017

En rappel: 6 septembre 2008 / La vie ne tient parfois qu'à un dentier

La vie ne tient parfois qu'à un dentier. Je veux dire la vraie vie, avec la bonne chère, les plaisirs de la chair et tout ce qui coûte cher.

Ce gars-là s'appelait Gaston. Et il n'avait pas de dentier. Il ressemblait vaguement au genre de type qui travaille pour les shylocks, le type fier à bras, mâchoire carrée, traits caucasiens, yeux légèrement bridés, cheveux gris clairsemés au sommet, large d'épaules et bedon dur comme de la brique.

C'était en fait un ancien travailleur de la Canadian International Pulp and Paper Company, bref de la cé-ail-pi, surnom que les citoyens de Twois-Ivièwes accolaient à cette célèbre papetière. Je dis «accolaient» parce que l'usine a été démantelée. C'est un peu à cause de ça, par ailleurs, que Gaston n'avait plus de dentier. Je m'explique.

Ou plutôt, laissons Gaston s'expliquer. Vous me lisez et m'écoutez trop souvent. Je sens que je vais finir par vous lasser.

Il me faut tout de même expliquer où j'ai rencontré Gaston, sans son dentier. Un récit sans décor, c'est comme une pièce de théâtre sans toit... ou un poisson sans arêtes? Ok, j'arrête!

J'ai rencontré Gaston au Dunkin' Donuts, au coin des rues St-Maurice et Laviolette, à Twois-Ivièwes, bon.

Il s'est approché de moi et m'a demandé s'il pouvait prendre Le Journal de Montréal qui traînait sur la table, devant moi.

-Oui, oui, que je lui ai dit. Pas d'problèmes.

-J'peux-tu m'assoir icitte? J'te dérange pas au moins? qu'il me demanda poliment.

Il ne m'a pas laissé le temps de répondre et il s'est assis, avec son café et son journal.

-Aaaaah! fit-il.

Puis il se moucha, se craqua les doigts, s'étira les jambes, pianota sur la table, se cura les oreilles, se lissa les cheveux, se mouilla le bout du pouce pour tourner les pages et fit semblant de lire.

-Aaaaah! fit-il encore.

J'imagine qu'il voulait me parler.

-Belle journée aujourd'hui, dis-je, par politesse. En fait, je n'avais pas envie de lui parler. Mais le sacrement était dans ma bulle. Je devais maintenant faire avec.

-Aaaaah! Sûr! Sûr! Belle journée! répondit-il. Moé c'est Gaston. Toé?

-Gaétan.

-Guétan? Ok. Salut Guétan!

-Salut Gaston.

-J'ai-tu assez hâte d'avouè' des dents st-crèche! continua-t-il, en s'étirant les commissures de ses lèvres avec le pouce et l'index pour bien me montrer le trou béant de sa bouche fétide.

-Tu woués? poursuiva-t-il. Tu woués-tu? Hein? 'Ai p'us d'dents. P'us pantoute.

-J'ai connu un bonhomme qui croquait des pommes avec ses gencives, que j'ai ajouté pour faire mon comique.

-Ha! Ha! Ha! se plut à rire Gaston, bon public somme toute. St-Crèche! C'est pas moé qui ferait ça! Dès qu'j'va's r'travailler, j'va's m'rach'ter un dentier caliboire de torvisse! J'ai hâte de manger un bon steak sacremouille de coulaille... Hum! Ça c'est bon, hein?

J'ai bu une autre gorgée de café et j'ai refermé mon livre. Je voyais bien que je ne pourrais plus poursuivre ma lecture. C'était pourtant chouette, des contes zen, de Taisen Deshimaru.

-Moé, j'avais un dentier avant quand j'travaillais, continua Gaston. J'travaillais à cé-ail-pi. J'faisais du papier. On m'payait au-dessus d'vingt piastres de l'heure, mon Guétan. C'est d'la grosse argent ça. J'avais un gros camion, une grosse maison pis une grosse femme... Ha! Ha! Ha!

J'ai bu une autre gorgée de café. Et j'ai attendu la suite.

-Pis là, la cé-ail-pi a fermé. J'ai perdu le gros camion, la grosse maison... pis la grosse crisse est partie avec un autre. Au bout de deux ans, j'avais p'us rien. On m'a rentré en psychiatrie à Shawinigan... Arf! J'tais d'venu fou hostie! C'est comme si j'étais p'us là pantoute. J'pognais l'fixe pis je jammais là pendant des heures, des jours, pis j'cré ben une coppeule de s'maines. C'est vrai, Guétan! On m'aura' crissé un coup d'pelle su' 'a tête que j'm'en s'rais jamais rendu compte!

-Ouin... C'est pas facile tout ça... répondis-je, à défaut d'autre chose.

-Pas facile? Mets-en! Pis là, i' m'ont transféré vers Le Refuge, une maison pour itinérants... C'est là que j'reste, jusqu'à c'que je r'trouve une job... Mais qui voudra' d'un gars de cinquante ans, hein? L'plus dur, c'est qu'j'ai p'us d'dentiers! Essèye de passer une entrevue pas d'dentiers! Tu peux pas rire, rien... Pas facile, facile ça sacremaille de maudine! En attendant, j'reste au Refuge... On est deux par chambre. Mon chambreur pue des pieds. J'ai hâte en étol de m'trouver une job pour déménager! Pis des dents! J'ai don' hâte d'avoué des dents!

Triste histoire, n'est-ce pas?

J'ai fini mon café. J'ai salué Gaston en souriant de toutes mes dents, naturelles en plus, et j'ai continué mon petit bonhomme de chemin.

***

Les mois et les années passèrent.

Cet été, alors que j'étais en train de faire mon épicerie au Super Calice, voilà qu'il y a un type qui gueule mon nom derrière moi.

-Guétan! Guétan!

Sacrement! C'est Gaston.

Et il a changé de fond en comble.

D'abord, il a des dents. Son sourire est éclatant de blancheur.

Ses cheveux gris sont teints en noir de jais.

Gaston porte des bagues et des bracelets en or, ainsi que des vêtements à la mode qui jurent un peu sur lui qui n'a plus quinze ans. Il tient une bonne femme dans sa main, une bonne femme qui n'arrête pas de l'embrasser dans le cou et de lui palper les fesses tandis qu'il me sourit. Cette grassouillette, elle aussi dans la cinquantaine, ressemble à Ginger de l'île de Gilligan avec cent cinquante livres et plusieurs rides de plus.

-J'te présente Ginette. Ginette, j'te présente Guétan.

-Enchanté, que je lui dis.

On se serre la main. Et elle replonge sur Gaston qui se fait caresser et minoucher par Ginette tandis qu'il essaie de me parler.

-J'me suis trouvé une job! J'm'occupe des blocs de Ginette. J'ai commencé à travailler pour elle y a deux mois pis ça 'a été tout d'suite comme un grand caline de coup d'foudre.

-Le grand amour! miaule Ginette.

-L'amour avec un grand A, ouais, poursuit Gaston. J'étais en train de r'peinturer un appartement pis là Ginette est venu me voir pis m'a mis ses mains sur les épaules... Brrr... Les pinceaux pis la peinture ont r'volé, toé chose! On a fourré comme ça, dans le logement vide, beurrés d'peinture! Ha! Ha! Ha! Au moins cinq à six fois d'suite... C'était bon en hostie... D'pu's c'temps là, on est inséparables!

-Grand fou! remiaule Ginette.

-On fourre à tou' 'es jours, poursuit Gaston. Hostie! la queue va m'arracher! J'suis p'us jeune, jeune! Ha! Ha! Ha!

-Écoute- pas, i' dit n'importe quoi! rajoute Ginette tout en poursuivant son minouchage.

Ils m'ont tout l'air d'être en rut ces deux-là.

Je salue Gaston, fier de sa réussite. Je salue Ginette aussi, mais elle ne me porte pas attention. Elle est plongée sur Gaston et le dévore tout cru.

Gaston m'invite à aller prendre un café au Dunkin' Donuts. Je n'ai pas le temps. Ou je n'ai pas envie de voir un couple en train de se lécher les oreilles.

Et je pense, tout bonnement, aux dents.

Je ne sais pas si la fée des dents existe.

Mais je sais qu'il n'y a pas de contes de fées sans dentier.

Parlez-en à Gaston, si vous le croisez.

Il est facile à reconnaître.

Il se tient au Dunkin' Donuts et il y a toujours une bonne femme à ses côtés en train de lui jouer dans les cheveux ou de lui caresser l'entre-jambes.

***

Parlant de dentier, voici un numéro de haute voltige avec dentier.