mardi 9 octobre 2012

L'Inaccessible

Djo Bine, alias Benoît Jobin, était un niaiseux. C'est vrai aussi qu'il était jeune. Il devait avoir entre vingt-deux ou vingt-trois ans, peut-être moins.

Ah! C'est sûr qu'il parlait bien pour un gars de son âge. On s'attend généralement à les entendre dire des mots chuintants, charcutés ou chimpanzés. Néanmoins Djo Bine avait de la faconde et s'exprimait comme un Premier Ministre qui vient de recevoir en coulisses des tas d'enveloppes brunes. Il n'en était pas moins niaiseux pour autant.

Il était plutôt beau garçon, Djo Bine, mais vivait comme s'il ne le savait pas. Tout était plans, stratégies et malheureusement théâtralités dans sa manière d'envisager tous les projets qu'il échafaudait pour se tirer de la misère et se donner un peu de vernis.

La misère lui collait au cul comme la pauvreté colle au cul des pauvres. Il n'est même pas nécessaire d'employer une figure de style. Il survivait bien plus qu'il ne vivait, Djo Bine, bien que tout le monde fasse un peu comme lui, ce qui ne lui confère rien d'exceptionnel tout compte fait.

Son dernier projet, le plus fou d'entre tous, était de se partir une revue intellectuelle et philosophique intitulée L'Inaccessible.  Elle serait vendue deux dollars en kiosque. Le tirage serait de soixante-quinze milles exemplaires. Tout le monde parlerait de lui et reconnaîtrait enfin son génie.

Évidemment, c'est le chiffre qui dérangeait dans son histoire. Pas le deux dollars, non. Mais le soixante-quinze milles exemplaires pour une revue qui s'appelle L'Inaccessible. N'importe quel marsouin s'attendrait à en vendre une centaine et en donner presque l'équivalent aux médias pour se donner une raison d'exister.

Djo Bine voyait grand, trop grand. Et il avait une volonté folle d'arriver à se planter comme Zorba le Grec.

Ce qui fait que L'Inaccessible vint un monde. Une revue bourrée d'articles compliqués sur Paracelse, Hermès Trismégiste, Plutarque, Deganawidah, Timothy Leary et John Lennon. Il y avait aussi une section sur les arts modernes, avec un manifeste du groupe Minute Moumoute, un trio de jeunes anarchistes qui travaillaient tous à la rôtisserie du coin où Djo Bine allait s'approvisionner en argent et en nourriture pour mener à bien L'Inaccessible. Il travaillait d'ailleurs avec ces trois gars-là et y faisait office d'aide-cuisinier et de plongeur, selon l'horaire.

Djo Bine a donc investi toutes ses économies dans L'Inaccessible. Un bon paquet d'argent, croyez-moi. Il a bu de l'eau et mangé des frites pendant trois ans pour produire ces soixante-quinze milles exemplaires de L'Inaccessible qui sont finalement aboutis en kiosque.

La critique fût unanime à se taire.

En fait, il n'y eût ni critique ni recension. Ni d'ascension. Non, rien.

Il n'y eût que deux ou trois ventes et des tas de boîtes empilées du numéro un de la revue L'Inaccessible.

Djo Bine s'est dit qu'il allait les donner. Son génie serait gratuit et accessible à tous.

Personne ne voulait de L'Inaccessible.  Il avait beau les supplier de prendre sa revue, personne ne voulait rien savoir. C'était difficile pour l'orgueil.

-Si j'étais aux États-Unis, ma revue tirerait bientôt à deux millions d'exemplaires!

Djo Bine n'était pas aux États-Unis. Et je doute, en tout respect pour lui, que les Américains aient prêté quelque intérêt que ce soit à son charabia et à ses charades.

N'empêche que ça lui a scié les jambes.

On ne le voit plus à la rôtisserie. Ni à la bibliothèque.

Et ça fait déjà deux ou trois ans.

Où est-il passé? Personne ne le sait. Non, ça personne ne le sait.


Aucun commentaire:

Publier un commentaire