vendredi 19 décembre 2008

Parabole du motard devenu un saint homme

Il était là, le vieux singe, mais il n'était plus le même.

Le temps avait gravé des monts et des vaux sur sa grosse face de bouc si spartiate naguère.

Il fût un temps où plusieurs le craignaient. Dont ceux qui en étaient morts. Il y en avait au moins trois dont on connaissait le nom dans les annales judiciaires. D'abord un certain tenancier de bar qui s'appelait Georges Sanschagrin. Le vieux bouc l'avait tué d'un coup de marteau bien placé entre les deux yeux. C'était du temps qu'il gagnait ses galons pour les Blousons de l'Enfer. Sanschagrin leur devait de l'argent pour des histoires de drogue.

Comment avait-il pu faire ça, Réjean? C'est ce que se disaient ses huit frères et ses soeurs, tous plutôt débonnaires, cordiaux, avenants, altruistes, charitables, généreux, sensibles, doux et pauvres. Réjean était bien le seul qui avait fait de l'argent, un jour, et du temps «en-d'dans», en prison, pour avoir cherché à faire de l'argent au mépris de la vie humaine.

Après le coup du marteau, il raffina sa technique. Réjean a tué Rémi Desjardins, l'ex-chef des Satan's Freaks, en l'enterrant dans le sable jusqu'au cou. Les témoins ont affirmé qu'il a fait au moins une vingtaine d'allers-retours sur sa Harley en feignant d'écraser la tête de Desjardins.

Desjardins criait au meurtre selon les témoins... Et Réjean l'a écrasé, au dernier tour de piste. Il a foncé à pleine vitesse sur la tête de Desjardins qui s'est fait décapiter sous la force de l'impact. La tête a revolé au moins vingt pieds dans les airs selon les témoins. Et Réjean s'est ensuite amusé à se balader avec sa tête dans les mains devant toute la bande. C'était à l'époque où il était devenu le chef des Blousons de l'Enfer...

Ensuite, Réjean a tué un gardien de prison. C'était au cours de la célèbre émeute dite «la grosse christ d'émeute de soixante-douze». Le gardien, Alexis Parthenais, cinquante-huit ans, célibataire et bègue, était le gardien le plus doux de l'endroit. Il se cachait tout le temps pour ne pas travailler. Encore une fois, les frères et soeurs de Réjean se tourmentèrent encore longtemps à se demander quelle mouche l'avait piquée pour qu'on le surnomme maintenant Réjean Belzébuth Rinfret sur toutes les chaînes de télévision, en rappelant ses exploits les plus méprisables.

Les pauvres parents de Belzébuth Rinfret, personnes douces et charitables, qui se portaient au secours de tout un chacun et donnaient même ce qu'ils n'avaient pas, se morfondaient d'assister à l'ascension de leur fils sur la montagne du Mal. Ils priaient, jours et nuits, pour le salut de son âme. Ils essayaient de comprendre ce qu'ils avaient bien pu faire à Dieu pour être si cruellement éprouvés dans leur sang et leur âme. Finalement, ils avaient abdiqués. C'était ses affaires, son monde, sa business... Et ils s'en tenaient le plus éloigné possible.

Et il était là, Belzébuth Rinfret le vieux singe, et il n'était plus le même...

Ils étaient tous là pour fêter le soixante-quinzième anniversaire de mariage de Maude Létourneau et Roméo Rinfret, les vieux parents de Belzébuth Rinfret.

Belzébuth Rinfret avait changé. Il était fatigué de tout et, d'abord et avant tout, lassé de lui-même. Il n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait dans le crime. Les plaisirs qu'il y avait trouvés étaient gâtés par le souvenir de ses victimes qui le tourmenteraient jusqu'à la fin des temps. S'il était resté dur, violent et sans pitié, peut-être aurait-il eu meilleure mine. Mais quelque chose le minait de l'intérieur, quelque chose qu'il ne pouvait plus combattre avec ses poings, sa Harley et autres objets contondants. Belzébuth Rinfret avait le cancer.

Sous l'effet du cancer, Belzébuth s'était transformé en saint. C'est dur à croire, mais c'est bel et bien ce qui était arrivé.

Tout le monde qui était au soixante-quinzième de Maude et Roméo vous le diront.

Réjean avait une grande barbe blanche et de longs cheveux blancs.

Et vous savez quoi? Il était tout vêtu de blanc. Lui qui n'avait toujours porté que du noir. Du coup, Belzébuth Rinfret était méconnaissable.

Mais c'était sans compter ce qu'il racontait. Se plaignait-il de son cancer? Non. Pas du tout. Il remerciait même le cancer de lui avoir montré la voie.

-Vous savez, disait-il à ses frères et soeurs, j'ai faitte ben des gaffes dans l'passé... J'le sais que j'ai été un bâtard, un chien sale... Pis pire encore. J'n'y trouve pas d'excuses... Et je cherche le pardon... C'est pas pour rien que c'cancer-là est arrivé. I' faut que j'aide les autres. Vous comprenez? I' faut que j'sois là, ben en vie, pour apporter du secours à ceux qui en ont besoin... La vie n'a pas d'sens s'i' faut qu'on s'entretue les uns les autres! L'amour, oui, y'a qu'ça d'vrai... On devrait tous s'aimer que j'dis... Tous et toutes. Pas vrai?

Belzébuth Rinfret était sous l'effet de la morphine, bien sûr.

Mais ces propos n'en détonaient pas moins dans sa bouche, aux oreilles de ses frères et soeurs qui ne connaissaient de lui que «mes hosties d'tabarnak m'en va's vous arracher 'a tête st-christ de calice!»

Ce qui fait que ce fût un beau soixante-quinzième anniversaire de mariage pour Maude et Roméo, comme si la boucle était bouclée et que l'amour était enfin revenu dans leur cercle familial pour mettre fin à toutes ces tragédies vécues dans le passé.

-Popa, Moman, déclara Réjean au micro quand vint son tour de porter un toast, je vous porte un toast pour vous rendre hommage pour tout c'que vous nous avez appris, j'veux dire l'essentiel... L'amour... Vous avez été un exemple d'amour pour vos enfants et tout le monde autour de vous. Vous avez aimé les autres plus qu'i' vous ont aimés parce que vous êtes du monde ben doux et ben gentils... Et...

Et là Réjean pleura, les yeux fixés sur la centaine de personnes rassemblées là, à la salle de réception du Club de curling Mauricien. De le voir tout vêtu de blanc, les cheveux blancs et la larme à l'oeil, tout le monde s'est mis à avoir la boule dans le gorgoton et la larme à l'oeil.

-L'amour, y'a qu'ça vrai... finit tout de même par lancer Réjean dans un dernier souffle avant que de lever son verre et de déposer son micro.

C'était la dernière fois qu'on le voyait. Ce furent aussi ses dernières paroles connues.

C'était un reportage de Claude Poiré. Dans quelques instants, ce sera La Cane aux oeufs d'or. Surveillez bien vos numéros sur le billet. Et puis je vous reviens demain avec les funérailles de Réjean Belzébuth Rinfret, l'ex-chef des Blousons de l'Enfer, reconnu coupable de meurtre prémédité à trois reprises, et qui est mort d'un cancer lundi dernier après avoir bénéficié d'une libération conditionnelle en mars dernier...

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