vendredi 9 octobre 2020

El' brochet du Père Ovide qui n'aime pas écrire au je

Il effaçait au moindre je tout ce qu'il venait d'écrire.

-Bon! Me voilà encore à parler de moi-même comme le dernier des sans-dessein!

Une fois rassénéré, Ovide, puisqu'il s'appelait ainsi, retournait péché du brochet sur le bord de la rivière. 

Ce n'est pas qu'il aimât vraiment le brochet. Cependant, c'était aussi facile à attraper que de la barbote. Le brochet se pêchait deux kilomètre moins loin de chez-lui. Il devait se rendre à l'Île St-Christophe pour la barbote. Tandis que le brochet, il était disponible tout de suite, là sous votre ligne, avec une simple troll rouge et blanche en tôle achetée à vil prix chez Canadian Tire.

Il n'y a que deux façons d'apprêter le brochet selon Ovide.

-Ou bin don' tu te fais des fricadelles de poisson en passant au hachoir le brochet pis tous 'es arêtes a'ec des patates pilées... Ou bin don' tu l'fais fumer au bois d'érable... C't'un poisson gras comme l'esturgeon... Ça goûte presqu' p'us el' brochet... Moé j'le fume dans mon cabanon su' ma galerie d'en arrière. 

C'est vrai qu'il était bon en crétak le brochet du Père Ovide.

Il le servait avec une sauce barbare, quelque chose qui ressemblait à de la sauce tartare mais qui goûtait fortement la chlorophylle. Va savoir ce qu'il mettait dedans. Tout le monde riait ensuite en prétendant aimer tout le monde, comme si cela se pouvait, aimer tout le monde.

Enfin! Le brochet était servi et on y faisait honneur d'autant plus qu'Ovide, qui était pauvre et sans job, n'avait que ça à nous offrir, tout le temps. Il y mettait tout son coeur et croyait que ça faisait plaisir à tout le monde. Pourtant, d'une fois à l'autre c'est sa sauce barbare qui remportait tous les honneurs et tous les fous rires hallucinés.

-Pis el' Père Ovide, quand est-ce le brochet fumé à la sauce barbare? qu'on lui disait.

Et lui d'aller encore pêcher du brochet, pour le fumer, et le servir avec sa fameuse sauce barbare.

Tant et si bien qu'il ne trouvait plus le temps de parler de lui.

Ce sont les autres qui parlaient désormais tout le temps de lui, Ovide.

Et l'idiot ne s'en rendait pas compte.

On croyait qu'il ne voulait pas décevoir.

Il en faisait désormais le commerce. On lui achetait du brochet fumé. C'était du troc, mais c'était mieux que rien. Cela lui avait permis d'obtenir une belle paire d'espadrille ainsi qu'un ukulélé. Voilà.

Le Père Ovide, quarante-trois ans bien sonnés, seul au monde et sans attaches, allait pêcher du brochet pour son monde.

Il lui arrivait encore de tenter d'écrire des ceci et des cela. Malheureusement, il effaçait tout au moindre je.

Ce n'est pas qu'il croyait, à l'instar de Blaise Pascal, que le Moi soit haïssable.

Non, c'était plus profond que ça,

Les babillages à la première personne du singulier le faisaient singulièrement chier. Ce n'est pas le Moi qu'il haïssait, mais l'usage des milliards de fois répétés du Moi. 

Il y avait plein d'épidémies et de pandémies en ces temps-là.

Ovide n'invitait plus personne du coup.

Il mangeait lui-même ses brochets, sans sauce barbare.

Et il avait hâte à l'an prochain, comme tout le monde.

-Hostie que 2021 doit être autr' chose que c't'hostie d'marde-là du calice!

Un autre brochet s'accrocha à sa troll bicolore à trois hameçons.

La ligne à pêche se ploya et se déploya dans toutes les directions.

C'était plus gros qu'un brochet. C'était un gros christ de maskinongé.

À force de patience, Ovide finit par fatiguer complètement ledit maskinongé qui se débattit encore quelques instants dans son filet de pêche avec cette moue de résistant imperturbable.

-Crétak! Un maskinongé d'au moins trente livres!!! J'me d'mande comment j'ai pu faire pour pas casser ma ligne...

Ce soir-là, Ovide fuma le maskinongé et le mangea tout fin seul en compagnie de deux ou trois chats de ruelle. Il se roula une cigarette de sauce barbare. Puis le monde redevint noble et bon autour de lui en dépit de la banqueroute et de la mort.



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