Il avait peu de moyens mais beaucoup d'ambitions. Il voyageait sur le pouce, d'un bout à l'autre du pays, aussitôt qu'il perdait son emploi pour une raison ou une autre. Son visage était glabre et ses oreilles pleines de petites peaux mortes suite à un solide coup de soleil. Il était encore à l'âge où les poils ne poussent pas dans le nez. Il était beau mais il ne le savait pas. C'était sans importance. Il avait soif de découvrir le monde. Et il voulait tout savoir.
Il s'appelait Réjean. Ses amis l'appelaient Red. Il avait les cheveux roux voyez-vous.
Red venait de perdre sa job à Montréal. Il avait passé cinq mois à respirer de la colle dans un petit atelier de montage de meubles cheap en bran de scie compressé. Les contrats ne rentraient plus et il avait été mis à pied, comme d'habitude, parce qu'il était le dernier rentré.
Il fit tout de même contre mauvaise fortune bon coeur. Il avait accumulé quelques dollars. Aussi bien partir en voyage sur le pouce. N'importe où. Pour réfléchir à la suite des choses. Ou bien pour mieux les oublier, ne serait-ce qu'un temps, une semaine...
Red avait donc tout quitté sur un coup de tête. À vrai dire il ne quittait pas grand' chose. Il demeurait dans une maison de chambres sordide du boulevard Saint-Joseph, sur le Plateau Mont-Royal. Les murs étaient en carton. On y entendait tout le monde péter. Les chambreurs devaient se partager une chiotte pour six occupants. Ça sentait le vieux tabac, la vieille résine de cannabis et le chausson sale. C'était à vous donner l'envie de vous pendre dans le garde-robe. Ou bien de quitter Montréal pour toujours.
Il partit sur le pouce en direction du Nord-Est, vers Baie-Comeau et Sept-Îles. Il eut la chance de tomber sur un type qui se rendait travailler au barrage Manic-5. Ce dernier était un solide et bedonnant gaillard qui fumait des joints dans son quatre par quatre en réclamant des autostoppeurs qu'ils paient leur passage en l'approvisionnant en joints finement roulés tout au long du trajet. Red n'y voyait aucun inconvénient. D'autant plus que son Bon Samaritain avait la gentillesse de partager le produit de sa fumigation.
-Tu viens d'où toé? demanda-t-il à Red.
-Ton stock i' gèle en tabarnak! lui répondit-il.
Ils rièrent ensemble. Pour rien.
Puis ce fut Charlevoix. Ses monts et ses vaux. Ses arbres. Ses couleurs.
Ils prirent le traversier pour Tadoussac, continuèrent à rouler des joints puis ils tombèrent sur un petit village. Gros-Tétons-des-Rocs que ça s'appelait. Il n'y avait presque rien: une épicerie, une station d'essence, mais aussi un terrain de camping. Le terrain de Camping Gros-Tétons-des-Rocs inc. C'est là que Red demanda d'être déposé. Ce que fit aimablement son chauffeur.
La vue sur le golfe Magtogoek était splendide. Le soleil miroitait à la surface des eaux, particulièrement calmes ce jour-là, dans lesquelles on pouvait voir sauter baleines et autres créatures marines.
-Wow. Tout simplement wow! se disait Red.
Il réserva un emplacement pour une semaine. Red ne pouvait pas vivre ça qu'une seule journée. La berge était constituée d'énormes rochers à la surface lisse et plane. Ces rochers s'étendaient sur plusieurs dizaines de kilomètres. Et sur les rochers il y avait des humains disséminés ça et là pour communier avec le spectacle hallucinant donné par les baleines à quelques mètres seulement du rivage.
Il était possible d'acheter des boissons gazeuses à l'accueil. Il s'y rendit. Il n'y avait personne. La porte était fermée. On avait collé une affiche dans la fenêtre où il était écrit «Partis sur les rochers». Merde...
Il y avait aussi un petit casse-croûte sur le terrain de camping. Il s'y rendit pour s'acheter quelque chose à boire qui pétille dans la bouche. Eh bien là aussi ils étaient «Partis sur les rochers».
Et comment savoir qui était qui ou bien qui faisait quoi sur ces rochers qui s'étendaient à perte de vue?
-Je vais marcher jusqu'au village, philosopha Red.
C'était pareil au village. Ils étaient tous «Partis sur les rochers». L'épicerie était fermée. La station d'essence aussi.
-C'est quoi c'te village là où tout l'monde décrisse sur les rochers au lieu de travailler? C'est trop wow... Faut que j'me trouve une job icitte...
D'autres auraient chigner. Mais pas Red qui y vit l'opportunité de sa vie. Et qui eut raison de la saisir.
Trente ans sont passés depuis.
Red a les cheveux gris et il est même un peu bedonnant.
Il est propriétaire d'une petite boulangerie artisanale qui vend ses brioches quatre fois plus cher que le prix du marché pour les campeurs. La plupart ne veulent pas faire vingt kilomètres pour un beignet. Alors ils y achètent ses brioches à quatre dollars l'unité.
Les affaires vont bien pendant la saison touristique qui s'étale du mois de juin jusqu'à la Fête du Travail.
Comme tous les 129 autres habitants de Gros-Tétons-des-Rocs, Red a aussi sa petite affiche «Partis sur les rochers». Quand il en a marre, quand il n'a plus le goût de travailler ou bien qu'il veut tout bonnement se la couler douce, il sort son affiche, comme tout le monde, et il va marcher sur les rochers pour regarder les baleines.
Quelques touristes n'en reviennent pas.
-Y'a pas d'service ici? s'étonnent-ils.
Et pourtant, l'année suivante, il y a autant de visiteurs et toujours moins de service.
Parce que le spectacle vaut le détour et fait oublier tout le reste.
Du moins pour les plus allumés.
Les autres peuvent bien manger de la marde pour tous ces gens de Gros-Tétons-des-Rocs qui préfèrent marcher sur les rochers. S'ils ne comprennent pas qu'il faille être toujours prêt à tout lâcher pour aller voir la mer, eh bien qu'ils aillent voir ailleurs. Ils trouveront plein de pièges à touristes à Tadoussac ou Baie-Saint-Paul.
Cela dit, la Fête du Travail s'en vient.
Toutes les activités du village vont cesser prochainement.
Red va ranger ses choses pendant un mois. Puis, comme tous les autres habitants de Gros-Tétons-des-Rocs, il sera «parti sur les rochers» en Jamaïque, à Cuba ou bien au Portugal. Parce qu'il faut bien vivre. Parce que le travail finirait par vous tuer. Parce que.