Cela se passait aux alentours de Noël, en un temps tout aussi sale que tous les autres depuis la tête d'oeuf du Christophe de Colomb. Évidemment, l'histoire s'est produite dans quelque trou reculé de l'Île de la Tortue, elle-même appelée Amérique pour souligner la mémoire d'
Amerigo Vespucci, une manière très européenne d'ignorer les millions d'humains qui vivaient là depuis quelques milliers d'années, peuplades qui ne connaissaient pas la poudre à canons et la Très-Sainte-Religion qui vous mettent un peuple à genoux en moins de deux.
Ce qui fait que cette ville ne portait plus le nom qu'elle avait toujours portée pour ces Sauvages qui n'étaient même pas capables de savoir qu'ils vivaient sur le continent d'Amerigo Vespucci en personne.
Du temps des wigwams et autres pyramides mayas, on appelait ce trou-là «Lieu-où-se-décharge-tous-les-vents». Maintenant, ça s'appelait Saint-Lazare-sur-Saint-Laurent. C'était, entre autres, la capitale du chômage au pays. Il y avait un port et un campus universitaire où l'on ne formait que des techniciens en comptabilité pour répondre aux besoins de la famille Grolette. Les membres de la famille Grolette composaient l'élite de cette ville en banqueroute. Les Grolette étaient partout. Et le maire, comme de raison, s'appelait Roger Grolette.
Toujours est-il qu'aux alentours de Noël l'on trouva le moyen de sauver un événement commercial amplement déficitaire en le déplaçant du centre-ville vers la Sainte-Basilique-de-Sainte-Hildergarde-de-Bingen, haut-lieu d'apparitions surnaturelles et de guérisons miraculeuses à rabais.
Le Marché de Noël creusait une dette d'une année à l'autre au Parc Octave-Grolette. Idem pour le Festival des crèches de Noël de la Basilique. Alors pourquoi pas jumeler les deux événements, hein? Les miracles se produisent souvent dans le coin de la Basilique. Autant savoir en profiter.
Ce qui fait que le Marché de Noël, avec ses bouteilles de sirop d'érable et ses shampoings à la laine de chèvre, s'installa Gros-Jean comme devant pendant l'Avent de la Nouëlle du camp de la peur, à deux pas de la Sainte-Basilique, à héler les Chrétiens pour qu'ils achètent le terroir, histoire de remplir les tiroirs des maquignons de tous les cantons.
Jésus Bournival ne voyait pas d'un bon oeil l'arrivée du Marché de Noël près de la Basilique, lieu de réflexion et de saint-sépulcre où son esprit déjanté trouvait parfois un semblant de repos. Il est vrai que les vitraux de la Basilique étaient magnifiques pour un gars qui n'avait même pas un vieux poster ou bien un cadre sur les murs de son misérable logis. La beauté et le mystère de la Basilique pénétraient bien creux dans l'âme enragée de Jésus Bournival, un gars qui n'était pas très gros et pas vraiment moustachu, un gars simplement calotté d'un couvre-chef de joueur de baseball et vêtu d'une salopette de travail Big Jim. Il devait avoir trente-trois ans, l'âge idéal pour s'appeler Jésus.
Une fréquentation assidue des saintes-écritures cela finit par vous ramollir le cerveau et interagir négativement avec la logique de base, même si la plupart du temps elle ne sert à rien.
Jésus Bournival ne supportait tout simplement pas l'idée qu'il y ait un Marché de Noël sur les lieux sacrés et trois fois très saints de la Basilique.
-Ah bain! qu'il disait. Les hosties d'marchands du Temple! Faudrait les fouetter! Grrr! C'est ce que ferait Jésus s'il était de retour!!! Grrr... Salle de bain! C'est que c'est moé JÉSUS! Grrrr! Vade retro foirasseux de foire commerciale! Engeance de vipère! Venin de serpent! Vidanges de l'enfer! Vous brûlerez dans la géhenne de feu avec des cris et des grincements de dents! Grrr! Il y a tout de même des limites à souiller ainsi la maison de mon Père qui est aux cieux pour que son nom soit glorifié! Ô mon Père! Donne-moi la force de ne pas laisser ta maison devenir un événement subventionné à perte par l'argent de nos taxes et de nos impôts! Colère et indignation s'emparent de moi! Ô rage! Ô vindicte! Eau chaude! Eau frette!
Aussitôt sorti de la Basilique, où il était allé se recueillir comme d'habitude, Jésus Bournival fonça sur le Marché de Noël d'un pas décidé, tenant en sa main le semainier paroissial. Il en avait fait un rouleau qu'il tenait fermement dans sa dextre et jurait de s'en servir pour châtier les marchands qui le voyaient marcher vers eux d'un air pas trop régulier.
-Qu'est-ce que c'est? demanda Jésus au premier vendeur de sirop d'érable qu'il accosta.
-C'est du sirop d'érable... Directement de St-Narcisse... lui répondit le gros bonhomme.
-Engeance d'excréments! Voilà ce que je fais de ta marchandise, boutiquier! Tu insultes la maison de mon Père!
Et voilà que Jésus donnait des coups de semainier paroissial à la volée sur les bouteilles de sirop d'érable et autres produits de l'acériculture.
-Mon tabarnak toé! hurla l'acériculteur, rouge comme une feuille d'automne, tout en empoignant solidement Jésus par le collet.
-Malheur à vous marchands du Temple! Sodomites! Serviteurs du Malin! Vendeurs de pacotille!
Les policiers et les ambulanciers arrivèrent rapidement sur les lieux.
Jésus Bournival fût vite ramené au cinquième étage de l'hôpital Sainte-Marthe.
Il passa devant le psychiatre Ponce Pilâtre lui-même, le gars qui passe le matin à La Mort en Mauricie, une émission poche qui comble une case horaire.
-Qu'est-ce que la vérité? demanda-t-il d'abord à Jésus lors de leur première rencontre.
Jésus Bournival ne trouva rien à redire.
Et les Marchands du Temple, cette année-là, comme toutes les autres, se promirent tout un chacun de renouveler l'expérience du Marché de Noël pour l'an prochain, même si l'événement s'était montré une fois de plus largement déficitaire -et cela sans que Bournival n'y soit pour
quelque chose.