mardi 15 août 2017

La petite mère qui dormait sur la piste cyclable

J'emprunte à tous les matins une portion de piste cyclable qui traverse un parc quelconque. 

À l'heure où j'y pédale, c'est à peine si les écureuils viennent de se lever. Les goélands sont encore amorphes. Les canards s'ébrouent mollement les ailes dans l'étang. Le soleil est sous la cime des arbres.

Depuis une semaine, je croise une petite mère qui dort sur la piste cyclable dans le sens de la largeur, comme si elle voulait se faire trancher en deux par un train. 

La première fois que je l'ai vue, elle fouillait dans les poubelles d'un vendeur de crème glacée pour se nourrir comme une mouette.

Pas grande, plutôt chétive, les cheveux gris coupés ras, le visage sans expression, je ne saurais vous dire comment cette petite mère en était arrivée là.

Lorsque je la vis couchée en travers de la piste cyclable, la semaine dernière, j'ai d'abord cru que c'était un sac de feuilles mortes. Comme j'ai vu que cela semblait un animal, j'ai arrêté pour voir si tout était correct. La petite mère respirait. Je dirais même qu'elle ronflait.

Que devais-je faire? La réveiller? Lui dire de s'enlever de là pour sa sécurité?

Honnêtement, je n'ai rien fait.

Elle était en vie. Elle dormait sur l'asphalte sec plutôt que sur l'herbe humide. C'était son affaire. 

Le lendemain, je l'ai revue encore dormir sur l'asphalte, dans une portion plus large de la piste cyclable. Cela semblait même moins dangereux.

Puis je l'ai revue tous les jours, dont un où elle ne dormait pas. Elle était assise sur une table de pique-nique et lançait des miettes de pain aux dizaines de goélands qui l'entouraient.

Ce matin, j'était presque content de la voir.

Sa situation s'était améliorée.

Elle ne dormait plus sur l'asphalte, mais sur un large banc situé sous la guérite d'un vestiaire pour joueurs de tennis. L'air était doux et frais. La rosée sur l'herbe fraîche miroitait au soleil. La petite mère était bien au sec, repliée sur elle-même, en cette belle journée du mois d'août. Et elle ronflait. Pouvait-elle être heureuse?

Je n'en sais rien.

Comme elle ne m'a rien demandé, je n'ai rien fait.

***

J'ai croisé un autre type ce matin. Il est plutôt joufflu, gros et vieux.

-T'aurais-tu du petit change pour un café? qu'il me demande.

J'en avais. 

-Merci, qu'il me dit. C'est gentil compte tenu que t'es pas obligé de l'faire... rajoute-t-il.

-Bonne journée man! que je lui dis.

Il s'en va. Demain, s'il me croise, il va encore me mendier.

Il n'a pas encore cette autonomie dont fait preuve la petite mère qui couche en travers de la piste cyclable, elle qui ne me demande rien et donne toute sa fortune aux goélands.

***

Devrait-on aider nos itinérants avant d'aider les immigrants?

Cette question-là est rarement posée par les itinérants.

J'en connais qui se promènent d'une ville à l'autre avec un squeegee. 

Ils portent le sigle de l'Anarchie. Ils détestent les fascistes. Ils sont relativement altermondialistes. Ils ont même des défauts, comme tout le monde.

Comptent-ils dans l'équation, ces itinérants-là?

***

On doit d'abord vivre et laisser vivre.

Laisser la vie suivre son cours, tout comme l'eau des rivières.

Nous finirons tous dans le même fleuve.

Puis encore plus loin que le fleuve, plus loin que les océans.

Bref, on va tous finir par crever un jour ou l'autre.

On ne pourrait pas vivre ensemble en attendant?

L'asphalte est assez large pour que tout le monde puisse y dormir.