RÉCIT 1 - UN OURS BRUN & UN LAPIN ROUGE QUI PASSENT L'HALLOWEEN DANS LA P'TITE POLOGNE
RÉCIT 2 - LES BOULES NOIRES DE L'HALLOWEEN
RÉCIT 3 - LE CRAYON FEUTRE DE L'HALLOWEEN
RÉCIT 4 - L'HALLOWEEN CHEZ LES DRAG QUEENS
RÉCIT 1 - UN OURS BRUN & UN LAPIN ROUGE QUI PASSENT L'HALLOWEEN DANS LA P'TITE POLOGNE
Moi et mon frère benjamin avions chacun notre propre costume pour l'Halloween. C'est ma mère, une couturière formée à la Wabasso Textile et aux menus travaux payés à la pièce, qui nous les avaient confectionnés. Mon frérot avait été déguisé en lapin rouge et moi en ours brun.
Je détestais d'être déguisé en ours parce que j'avais l'air gros.
On passait l'Halloween dans la P'tite Pologne, au Nord de la Wabasso.
On ramenait toujours beaucoup de bonbons et on les mangeait.
Et vous savez quoi? J'ai encore mes vraies dents. Donc, on peut manger des bonbons sans retenue si l'on se brosse les dents régulièrement.
RÉCIT 2 - LES BOULES NOIRES DE L'HALLOWEEN
On avait seize ans, l'âge où l'on ne passe plus l'Halloween. L'âge où l'on prend plaisir à faire peur aux passants tous les jours de l'année. Et c'était pourtant l'Halloween et on voulait des bonbons, comme tout le monde. Mais on était cassés cette fois-là ou bien on gardait notre argent pour boire la fin de semaine. Toothpick, le plus frêle mais le plus audacieux d'entre nous, alla s'acheter des boules noires, des bonbons qui vous bleuissaient la langue compte tenu de je ne sais trop quelle teinture ils y mettaient. Tootpick suça une pleine poignée de boules noires et se les recracha dans la main pour ensuite se teinturer la face en bleu.
-Pis les gars?
-Super man. T'as l'air d'un vampire.
Toothpick partit avec un sac de plastique. Il sonna à une dizaine de portes. Puis il revint partager avec nous des tas de bonbons.
On y a pris goût, évidemment. On a fait la tournée de l'Halloween avec notre mascotte qui allait de porte en porte, rien que pour nous, parce que c'était un bon Jack, un gars qui aimait rendre service les soirs d'ennui. Au moins, cette fois, il ne les avait pas volés...
RÉCIT 3 - LE CRAYON FEUTRE DE L'HALLOWEEN
Il y a un cover charge de cinq piastres à l'entrée si tu n'es pas déguisé. Cinq piastres, c'est au moins une bière dans ce maudit club de péteux, Le Meurice à Quouibecqueciti. Une faune insolite se presse dans la file pour aller voir les péteux au Meurice. Je ne sais pas trop ce que je fais là mais je m'improvise un déguisement en repensant aux enseignements de Toothpick.
-Avez-vous du scotch tape quelqu'un? N'importe quoi? Faut que j'colle que'que chose... que je demande à tout un chacun.
Une fille sort de sa sacoche un bout de ruban gommé. Les filles ont toujours n'importe quoi dans leur sacoche, c'est pas mêlant.
À l'époque, je me rase la boule à zéro pour avoir l'air bouddhiste. Je prends un crayon feutre que je traîne sur moi et je me le colle sur la tête, simplement, avec le bout de ruban gommé.
J'arrive devant le portier, un gros barbu qui me dévisage de pieds en cap.
-C'est quoi c'déguisement-là? qu'il me demande d'un air dubitatif.
-Je suis déguisé en poète.
-En poète?
Et là il regarde encore mon crayon feutre collé sur le sommet de mon crâne dépoilu. Ça lui fait l'effet d'un satori. Le voilà qui rit de bon coeur.
-En poète! Hostie est bonne! Rentre... Bonne soirée man!
-Bonne soirée monsieur-le-déguisé-en-doorman!
Je fais fureur ce soir-là avec mon déguisement. Je suis même en nomination pour le plus beau déguisement de la soirée, au grand dam de ceux qui ont mis bien plus d'efforts que moi. Ma mise en nomination me vaut un pichet de bière. Un prix de consolation qui me réjouit. J'ai sauvé cinq piastres à l'entrée et j'hérite d'un pichet. Pourquoi se casser le cul, hein?
RÉCIT 4 - L'HALLOWEEN CHEZ LES DRAG QUEENS
C'est quasiment pas racontable cette histoire-là...
J'étais à cette époque un genre de rédacteur technique doublé d'un statisticien. Dix huit piastres de l'heure, conditions plus qu'excellentes, beaucoup de liberté quant à l'exécution de mes tâches: la job rêvée quoi!
L'Halloween s'en vient et mon boss, Valentino, m'invite chez-lui pour célébrer cette fête païenne.
Valentino m'avait dit que tout le monde serait là. Et là il me nommait les noms de tous les collègues du bureau, Clarissa, Sarah, Dorothée, Félicia, Ruth, etc. Je n'avais rien à foutre ce soir-là et je me dis pourquoi pas? J'avais un oeil sur Ruth...
Le hic c'est qu'il fallait se déguiser. C'était un party d'Halloween, non? Je regarde dans mon garde-robe: ça fait dur. Je ne peux pas leur refaire le tour du crayon feutre. Donc j'opte pour un déguisement tout en noir et je me fais un bandeau autour des yeux, découpé dans du drap noir, et hop! je suis devenu un bourreau! J'accroche une hache dans mes affaires et je lui mets un peu de pâte de tomates dessus. Puis je m'en vais chez Valentino.
Je savais que Valentino était un peu gay. Mais je ne savais pas encore que c'était une drag queen. Ni que le party s'adressait essentiellement aux gays.
J'arrive chez Valentino avec ma hache. Aucune des collègues du bureau ne s'y trouve! Pas même les gars! Je suis tombé dans un piège!!!
Valentino est déguisé en Michèle Richard et il est tout émoustillé de me voir déguiser en bourreau. Il y a aussi un grand Torontois déguisé en Dalida et un petit Haïtien déguisé en Donna Summer qui n'arrêtent pas de me demander si j'ai déjà joué au football ou si je m'entraîne pour avoir des muscles si rebondis. Paraît que j'ai pas besoin de mettre d'épaulettes dans mes costards et que j'ai des épaules solides, quoi.
Deux ou trois gars sont déguisés en cow-boys ou bien en curés. Et là, ils pensent tous que je suis gay, un top quoi, un bourreau barbu avec une hache qui vient les soumettre... Je suis déguisé en leur fantasme ciboire!
Tous les gars se mettent à danser: Dancinq Queen, Gino l'amoroso et toute la panoplie rose, en faisant de grands gestes féminins. Je suis dans La cage aux folles. Et ils dansent devant moi en se frottant l'un contre l'autre. Hum! Je bois ma bière plus vite et je quitte le salon qui leur tient lieu de piste de danse.
Pendant que les gars s'ébrouent les ailes, je vais rejoindre les filles dans l'arrière-cuisine, car heureusement il y a des filles sur les lieux. J'imagine qu'elles ne sont pas toutes lesbiennes. Je le souhaite ardemment d'autant plus qu'elles sont bien jolies. Mes paupières s'écarquillent. Je deviens plus volubile.
Sur le coup, je les intrigue un peu. Mon déguisement fait gay hardcore mais je le laisse rapidement tombé. Fuck le bandeau noir et la hache. J'aime mieux être moi-même devant la femme-chat, la ballerine, la soeur décadente, Vampirella, nunuche la branleuse et toutes les autres. Pendant que les gars s'amusent dans le salon, je parle de tout et de rien avec des filles qui commencent à s'emmerder royalement, surtout la femme-chat. Elles se sentent de trop. Elle me le dit. Je le lui dis. «Chez-toi?» «Chez-moi?»
Au bout d'une demie-heure, je pars en catimini avec Cat-Woman. Miaou! Elle traîne son fouet et moi ma hache.
Elle me confirme que nous étions les deux seuls hétérosexuels sur les lieux: le bourreau et la femme-chat. Pour le reste, y'a pas de quoi fouetter un chat.
Splouche! Splouche! Haaa!
Encore une fois: happy Halloween!
vendredi 31 octobre 2008
jeudi 30 octobre 2008
HAPPY HALLOWEEN!
La coopérative funéraire de T*** est située dans un quartier pauvre de la ville où les gens n'ont pas assez d'argent pour brûler leurs morts. Comme il est interdit de les brûler soi-même, il revient à la coopérative de faire disparaître les peaux mortes du quartier. D'abord en les exposant pour une journée réglementaire, couvercle fermé ou pas, avec ou sans famille pour pleurer la dépouille très coopérative, malgré une certaine rigidité qu'il ne suffit que de savoir prendre par le bon bout pour arriver à quelque chose.
La coopérative était gérée par un consortium d'organismes communautaires. Ils ne roulaient pas vraiment sur l'or, mais ils arrivaient tout de même à payer quelques employés avec de l'argent bien sonnant, des remugles de nos taxes et de nos impôts.
Parmi les employés, il y avait une ancienne soeur grise et deux anciens moines bénédictins convertis en croque-morts d'infortune. L'ancienne soeur s'appelait Gisèle. Elle était petite et sèche, ni belle ni jolie, plutôt laide même si l'association est facile. Les traits de son visage étaient austères. Deux tas de peau descendaient de ses lèvres pour lui conférer la pose du dédain et de l'amertume. Son corps grêle était pourvu de deux têtasses trop sèches qui n'avaient jamais été têtées puisqu'elle était sans enfant, quoique mariée.
Néanmoins, Gisèle était devenue une farouche technicienne en comptabilité qui vivait avec l'un des deux ex-moines bénédictins de la coopérative, Roland, un chauve taciturne, obèse, qui avait coutume de dire «j'cré ben qu'l'heure du break arrive». Il disait ça en farce car il était toujours en break. Son job consistait à surveiller les lieux, de jour. Il avait l'air idiot et l'était sans doute un peu. Il disait aussi «'ai faim», «'ai soèffe», «m'en va au ti-coin». Il ne dormait pas dans le même lit que son épouse parce qu'il ronflait. En fait, ce n'était plus que des colocs. Ils s'étaient embrassés jadis, il y a trente ans, le temps qu'ils défroquent et se marient, puis rapidement ils avaient repris leurs habitudes et leur petite vie plate.
Le ménage et les vrais travaux étaient effectués par l'autre ancien moine, Willy, qui avait été barbier à l'abbaye avant que de poursuivre sa vie civile dans les saunas du Montréal rose, puis à la coopérative funéraire de T***. C'est Willy qui s'occupait de laver et maquiller les morts, en plus de nettoyer les toilettes, les planchers et les vitres. Roland, le mari de Gisèle, ne se donnait plus la peine de surveiller Willy. Et Gisèle comptait pour que tout ce beau monde arrive à quelque chose, ne serait-ce qu'à mourir en paix.
Comme c'était une coopérative, il y avait une «mission sociale» à accomplir. C'était écrit dans la constitution de l'organisme. Donc, il y avait toujours deux ou trois personnes louches qui traînaient là, de dangereux criminels qui n'avaient pas payé leurs tickets de stationnement ou qui s'étaient masturbés en public.
C'est ainsi qu'ils recrutèrent Luc Grenier, alias Frosted, un drôle de type qui portait toujours un grand manteau noir et qui se déguisait en vampire trois cent soixante-six jours par année. Au grand manteau noir s'ajoutaient des bottes noires, des pantalons noirs, une chemise noire, des bas noirs, des shorts noires, des ongles vernis de noir, des cheveux noirs, des lunettes noires.
Son surnom de Frosted provenait de son goût irréfréné pour les drogues dures. Il s'était fait prendre avec trois grammes de phencyclidine sur lui, du PCP, une drogue que les vétérinaires administrent aux chevaux avant les courses à l'hippodrome.
Frosted en prenait avant de commencer la journée et il se promenait ensuite parmi le monde, avec son grand manteau noir, comme s'il était vraiment un vampire. Sauf qu'il n'était qu'une loque humaine, plus souvent qu'autrement, incapable de mettre un pied devant l'autre. Ce qui fait qu'il s'était fait ramasser par la police. Puis par le juge. Troix cents heures de travaux communautaires cette fois-ci.
Et il ferait ses trois cents heures à la coopérative funéraire...
-Le crime paie, se disait Frosted. J'ai rêvé toute ma vie de travailler parmi les morts. Mon rêve se réalise enfin!
Depuis qu'il faisait ses heures à la coopérative funéraire, Frosted était plus heureux que jamais. Au début, il ne faisait que laver les toilettes, pour accorder un peu de répit à Willy. Puis voyant bien qu'on ne savait plus quoi lui faire faire, Gisèle et Roland lui permirent d'aider Willy dans la préparation des morts.
Toucher à des morts suscitait un étrange sentiment de bien-être. Frosted se sentait chaque fois plus grand et plus fort, dans sa tête, parce que pour son corps il restait la larve habituelle qu'il a toujours étée. C'est vrai qu'il était tout le temps gelé, Frosted, même quand il aidait Willy à habiller les morts pour les derniers adieux. Et ça le faisait capoter, les morts! Il aimait ça!
-J'aime ça travailler icitte! qu'il disait à Gisèle, Roland et Willy, avec son regard d'épagneul.
Frosted en avait la larme à l'oeil. Tellement que les trois vieux employés finirent par le prendre en pitié.
-Et si on l'engageait? demanda Willy. On pourrait avoir une subvention, p't'être. C'est un bon p'tit gars, travaillant, ponctuel. Y'est pas vite, vite, mais très respectueux des morts. Il les traite comme s'ils étaient vivants... Comme si c'était sa grand-mère ou son grand-père qui était mort... On en trouve pas ben gros des «de même»...
-Mouin, répondit Gisèle. Et il va toujours au-devant des commissions. Il va me chercher mon cream soda de l'après-midi au dépanneur...
-J'cré ben qu'l'heure du break arrive, déclara Roland.
***
Ils allaient vite déchantés ces trois-là!
C'était le 30 octobre, à la veille de l'Halloween. Frosted était encore plus gelé que d'habitude. Il s'était fait un parachute, un gramme de PCP dans une bouteille de bière, et il déraillait sévèrement.
Les murs de son appartement vacillèrent. Frosted était présent et absent à la fois. Tout était trop présent et trop absent à la fois. Il descendait au coeur même de son abîme et il n'était plus lui-même, ni personne d'autre. Sa personnalité, plutôt faible même au point rarement sobre, n'en devenait que plus effacée. Il redevenait une page vierge sur laquelle la folie pourrait écrire tout ce qu'elle voudrait bien. Vacuité des vacuités, tout devenait vacuité et poursuite de vide. Un indicible vertige. Les objets à la fois tout près et étrangement loin.
Frosted laissa couler l'eau de son bain jusqu'à ce qu'il déborde. Il réalisa que le bain débordait au bout de dix minutes, un interminable dix minutes à se sentir submergé par l'eau du bain qui coulait à ses pieds. Il ne pouvait pas fermer les robinets du bain. C'était trop lui demander. Son esprit était ailleurs et pourtant il savait qu'il devait fermer les robinets. Il lui était impossible de bouger. Il allait se noyer.
Puis il cria.
-Aaaaaaaaaah!
Et il ferma les robinets. Les effets du parachute ne faisaient que commencer. Welcome into the black world, Frosted. Welcome into the black world, Frosted... Ça tournait dans sa tête tel un mantra. Il se rasa la tête pour s'enlever ce mantra, croyant que sa chevelure tenait captives des idées folles.
-En allez-vous en! Waaa! En allez-vous en!!! cria-t-il en se rasant la tête, ne laissant qu'une touffe de cheveux au sommet, pour chasser les mouches.
-Get lost, you flies! Get lost, you flies!!! Crissez vot' camp, les mouches!
Et il agitait la tête dans tous les sens, comme un hostie d'épais sur le PCP.
Puis il s'est dit que les morts l'appelaient. Les morts de la coopérative. Madame Gendron, monsieur Desmarais, madame Lefebvre, monsieur Rivard... Il les voyait dans leur cercueil. Et ils lui disaient, viens donc nous visiter toé chose. On s'ennuie ce soir...
Frosted revêtit son grand manteau noir mais oublia ses bottes. Ce qui fait qu'il se rendit pieds nus à la coopérative. Il avait la clé. On la lui avait laissée pour qu'il sorte les vidanges le jeudi soir. Et on était justement jeudi soir, le soir des vidanges.
Évidemment, Frosted flashait dans le décor sur la rue Principale, pieds nus avec son gros manteau noir et son chasse-mouches au sommet de la tête. De plus, il marchait comme un robot, à grandes mais très lentes enjambées. Ce qui fait qu'il fit le trajet en deux heures plutôt qu'en quinze minutes.
-C'est plein d'hostie d'fuckés au centre-ville! déclara un vieux couple d'amoureux qui croisèrent Frosted.
-Les morts m'appellent! disait Frosted. Les morts m'appellent!
Frosted finit par entrer au royaume des morts. Il réussit même à désactiver le système d'alarme, une opération surhumaine compte tenu de l'état mental de notre imbécile.
-3... 8... 4.... 2... 3842!!! Waaaaa! 3... 8... 4... 2...
Il passa au moins une demie heure à capoter sur 3842.
Puis il alla voir les morts. Mais avant d'aller les voir, il pissa dans le corridor.
-3842... pipi... 3842...
Il y avait un pentagramme satanique sur le mur. Un pentagramme qu'il venait de tracer avec son urine. Et le pentagramme souillait, entre autres, une pile de brochures communautaires, dont l'Écho des Bas-Quartiers, un format 11 X 17 photocopié où l'on trouvait tous les renseignements sur les activités des Bas-Quartiers.
-Halloween! Halloween!
Non, Frosted n'avait pas la berlue. C'était bien écrit Halloween.
Concours pour l'Halloween! Vous pourriez gagner le livre UNE BELLE PENSÉE PAR JOUR de l'auteure Gisèle Lamarre. Pour ce faire, décorez votre maison pour l'Halloween et complétez le bon de participation ci-dessous, en écrivant en lettres moulées SVP.
-Ouaaa! Décorons! Oui! Décorons pour l'Halloween!
Et là, ne me demandez pas ce qui s'est passé dans la tête de ce triple idiot.
Tout ce que je sais, c'est que le lendemain quatre cadavres balançaient au bout de cordes passées sous leurs aisselles, lesquelles étaient rattachées à la poutre au plafond. Il s'agissait de madame Gendron, monsieur Desmarais, madame Lefebvre, monsieur Rivard... Ils étaient drôlement maquillés, maquillés comme les quatre du groupe Kiss. Ils étaient tous les quatres dans la grande vitrine de la coopérative, à la place des statues de St-Joseph, de la Ste-Vierge, de St-François et de Ste-Monique. Frosted les avait faits participer au concours. Il avait même découpé et rempli le bon de participation. Sauf qu'il se l'était rentré dans le cul, trop gelé pour se demander pourquoi ou comment.
Évidemment, la police s'est déplacée vers cinq heures et demi du matin, suite à la plainte d'un type pas tout à fait saoul qui passait par là. «Y'a des cadavres dans 'a vitrine» qu'il avait répété plusieurs fois, le type, à la préposée du 911.
-Quoi? demanda la préposée.
-Des cadavres, y'a des cadavres suspendus dans 'a vitrine d'la coop funéraire...
On a retrouvé Frosted tout nu dans le corridor, baignant dans son urine, un bon de participation roulé serré dans le cul. Il croyait qu'il allait remporter le premier prix et il faisait des culbutes en riant comme le dernier des possédés.
-Jamais personne n'va m'battre pour le premier prix! hurlait-il aux policiers et aux ambulanciers venus l'attacher. Jamais!!! J'suis l'winner de l'Halloween! Waaaaou! Je l'ai dans l'oeil! Oui dans le troisième oeil!
Évidemment, Gisèle, Roland et Willy étaient catastrophées mais, heureusement, personne n'avait eu vent de l'affaire. Surtout pas les médias. Donc, il était encore temps de sauver les apparences. Ce qu'ils firent toute la journée, sauver les apparences, en se promettant de ne plus jamais faire affaire avec les travaux compensatoires.
-J'cré ben qu'là ça va nous prendre un vrai break! déclara Roland à ses deux comparses, épuisé d'avoir accompli tant d'efforts physiques pour replacer les choses et les cadavres à leur place.
-Oui... Là, Roland, j'te donne raison... ajouta Gisèle. J'prendrai bien un bon cream soda.
-Ce sera pas facile de leur enlever ça d'la face... C'est d'la cire à chaussures, conclut Willy. Bon ben, joyeux Halloween, hein...
La coopérative était gérée par un consortium d'organismes communautaires. Ils ne roulaient pas vraiment sur l'or, mais ils arrivaient tout de même à payer quelques employés avec de l'argent bien sonnant, des remugles de nos taxes et de nos impôts.
Parmi les employés, il y avait une ancienne soeur grise et deux anciens moines bénédictins convertis en croque-morts d'infortune. L'ancienne soeur s'appelait Gisèle. Elle était petite et sèche, ni belle ni jolie, plutôt laide même si l'association est facile. Les traits de son visage étaient austères. Deux tas de peau descendaient de ses lèvres pour lui conférer la pose du dédain et de l'amertume. Son corps grêle était pourvu de deux têtasses trop sèches qui n'avaient jamais été têtées puisqu'elle était sans enfant, quoique mariée.
Néanmoins, Gisèle était devenue une farouche technicienne en comptabilité qui vivait avec l'un des deux ex-moines bénédictins de la coopérative, Roland, un chauve taciturne, obèse, qui avait coutume de dire «j'cré ben qu'l'heure du break arrive». Il disait ça en farce car il était toujours en break. Son job consistait à surveiller les lieux, de jour. Il avait l'air idiot et l'était sans doute un peu. Il disait aussi «'ai faim», «'ai soèffe», «m'en va au ti-coin». Il ne dormait pas dans le même lit que son épouse parce qu'il ronflait. En fait, ce n'était plus que des colocs. Ils s'étaient embrassés jadis, il y a trente ans, le temps qu'ils défroquent et se marient, puis rapidement ils avaient repris leurs habitudes et leur petite vie plate.
Le ménage et les vrais travaux étaient effectués par l'autre ancien moine, Willy, qui avait été barbier à l'abbaye avant que de poursuivre sa vie civile dans les saunas du Montréal rose, puis à la coopérative funéraire de T***. C'est Willy qui s'occupait de laver et maquiller les morts, en plus de nettoyer les toilettes, les planchers et les vitres. Roland, le mari de Gisèle, ne se donnait plus la peine de surveiller Willy. Et Gisèle comptait pour que tout ce beau monde arrive à quelque chose, ne serait-ce qu'à mourir en paix.
Comme c'était une coopérative, il y avait une «mission sociale» à accomplir. C'était écrit dans la constitution de l'organisme. Donc, il y avait toujours deux ou trois personnes louches qui traînaient là, de dangereux criminels qui n'avaient pas payé leurs tickets de stationnement ou qui s'étaient masturbés en public.
C'est ainsi qu'ils recrutèrent Luc Grenier, alias Frosted, un drôle de type qui portait toujours un grand manteau noir et qui se déguisait en vampire trois cent soixante-six jours par année. Au grand manteau noir s'ajoutaient des bottes noires, des pantalons noirs, une chemise noire, des bas noirs, des shorts noires, des ongles vernis de noir, des cheveux noirs, des lunettes noires.
Son surnom de Frosted provenait de son goût irréfréné pour les drogues dures. Il s'était fait prendre avec trois grammes de phencyclidine sur lui, du PCP, une drogue que les vétérinaires administrent aux chevaux avant les courses à l'hippodrome.
Frosted en prenait avant de commencer la journée et il se promenait ensuite parmi le monde, avec son grand manteau noir, comme s'il était vraiment un vampire. Sauf qu'il n'était qu'une loque humaine, plus souvent qu'autrement, incapable de mettre un pied devant l'autre. Ce qui fait qu'il s'était fait ramasser par la police. Puis par le juge. Troix cents heures de travaux communautaires cette fois-ci.
Et il ferait ses trois cents heures à la coopérative funéraire...
-Le crime paie, se disait Frosted. J'ai rêvé toute ma vie de travailler parmi les morts. Mon rêve se réalise enfin!
Depuis qu'il faisait ses heures à la coopérative funéraire, Frosted était plus heureux que jamais. Au début, il ne faisait que laver les toilettes, pour accorder un peu de répit à Willy. Puis voyant bien qu'on ne savait plus quoi lui faire faire, Gisèle et Roland lui permirent d'aider Willy dans la préparation des morts.
Toucher à des morts suscitait un étrange sentiment de bien-être. Frosted se sentait chaque fois plus grand et plus fort, dans sa tête, parce que pour son corps il restait la larve habituelle qu'il a toujours étée. C'est vrai qu'il était tout le temps gelé, Frosted, même quand il aidait Willy à habiller les morts pour les derniers adieux. Et ça le faisait capoter, les morts! Il aimait ça!
-J'aime ça travailler icitte! qu'il disait à Gisèle, Roland et Willy, avec son regard d'épagneul.
Frosted en avait la larme à l'oeil. Tellement que les trois vieux employés finirent par le prendre en pitié.
-Et si on l'engageait? demanda Willy. On pourrait avoir une subvention, p't'être. C'est un bon p'tit gars, travaillant, ponctuel. Y'est pas vite, vite, mais très respectueux des morts. Il les traite comme s'ils étaient vivants... Comme si c'était sa grand-mère ou son grand-père qui était mort... On en trouve pas ben gros des «de même»...
-Mouin, répondit Gisèle. Et il va toujours au-devant des commissions. Il va me chercher mon cream soda de l'après-midi au dépanneur...
-J'cré ben qu'l'heure du break arrive, déclara Roland.
***
Ils allaient vite déchantés ces trois-là!
C'était le 30 octobre, à la veille de l'Halloween. Frosted était encore plus gelé que d'habitude. Il s'était fait un parachute, un gramme de PCP dans une bouteille de bière, et il déraillait sévèrement.
Les murs de son appartement vacillèrent. Frosted était présent et absent à la fois. Tout était trop présent et trop absent à la fois. Il descendait au coeur même de son abîme et il n'était plus lui-même, ni personne d'autre. Sa personnalité, plutôt faible même au point rarement sobre, n'en devenait que plus effacée. Il redevenait une page vierge sur laquelle la folie pourrait écrire tout ce qu'elle voudrait bien. Vacuité des vacuités, tout devenait vacuité et poursuite de vide. Un indicible vertige. Les objets à la fois tout près et étrangement loin.
Frosted laissa couler l'eau de son bain jusqu'à ce qu'il déborde. Il réalisa que le bain débordait au bout de dix minutes, un interminable dix minutes à se sentir submergé par l'eau du bain qui coulait à ses pieds. Il ne pouvait pas fermer les robinets du bain. C'était trop lui demander. Son esprit était ailleurs et pourtant il savait qu'il devait fermer les robinets. Il lui était impossible de bouger. Il allait se noyer.
Puis il cria.
-Aaaaaaaaaah!
Et il ferma les robinets. Les effets du parachute ne faisaient que commencer. Welcome into the black world, Frosted. Welcome into the black world, Frosted... Ça tournait dans sa tête tel un mantra. Il se rasa la tête pour s'enlever ce mantra, croyant que sa chevelure tenait captives des idées folles.
-En allez-vous en! Waaa! En allez-vous en!!! cria-t-il en se rasant la tête, ne laissant qu'une touffe de cheveux au sommet, pour chasser les mouches.
-Get lost, you flies! Get lost, you flies!!! Crissez vot' camp, les mouches!
Et il agitait la tête dans tous les sens, comme un hostie d'épais sur le PCP.
Puis il s'est dit que les morts l'appelaient. Les morts de la coopérative. Madame Gendron, monsieur Desmarais, madame Lefebvre, monsieur Rivard... Il les voyait dans leur cercueil. Et ils lui disaient, viens donc nous visiter toé chose. On s'ennuie ce soir...
Frosted revêtit son grand manteau noir mais oublia ses bottes. Ce qui fait qu'il se rendit pieds nus à la coopérative. Il avait la clé. On la lui avait laissée pour qu'il sorte les vidanges le jeudi soir. Et on était justement jeudi soir, le soir des vidanges.
Évidemment, Frosted flashait dans le décor sur la rue Principale, pieds nus avec son gros manteau noir et son chasse-mouches au sommet de la tête. De plus, il marchait comme un robot, à grandes mais très lentes enjambées. Ce qui fait qu'il fit le trajet en deux heures plutôt qu'en quinze minutes.
-C'est plein d'hostie d'fuckés au centre-ville! déclara un vieux couple d'amoureux qui croisèrent Frosted.
-Les morts m'appellent! disait Frosted. Les morts m'appellent!
Frosted finit par entrer au royaume des morts. Il réussit même à désactiver le système d'alarme, une opération surhumaine compte tenu de l'état mental de notre imbécile.
-3... 8... 4.... 2... 3842!!! Waaaaa! 3... 8... 4... 2...
Il passa au moins une demie heure à capoter sur 3842.
Puis il alla voir les morts. Mais avant d'aller les voir, il pissa dans le corridor.
-3842... pipi... 3842...
Il y avait un pentagramme satanique sur le mur. Un pentagramme qu'il venait de tracer avec son urine. Et le pentagramme souillait, entre autres, une pile de brochures communautaires, dont l'Écho des Bas-Quartiers, un format 11 X 17 photocopié où l'on trouvait tous les renseignements sur les activités des Bas-Quartiers.
-Halloween! Halloween!
Non, Frosted n'avait pas la berlue. C'était bien écrit Halloween.
Concours pour l'Halloween! Vous pourriez gagner le livre UNE BELLE PENSÉE PAR JOUR de l'auteure Gisèle Lamarre. Pour ce faire, décorez votre maison pour l'Halloween et complétez le bon de participation ci-dessous, en écrivant en lettres moulées SVP.
-Ouaaa! Décorons! Oui! Décorons pour l'Halloween!
Et là, ne me demandez pas ce qui s'est passé dans la tête de ce triple idiot.
Tout ce que je sais, c'est que le lendemain quatre cadavres balançaient au bout de cordes passées sous leurs aisselles, lesquelles étaient rattachées à la poutre au plafond. Il s'agissait de madame Gendron, monsieur Desmarais, madame Lefebvre, monsieur Rivard... Ils étaient drôlement maquillés, maquillés comme les quatre du groupe Kiss. Ils étaient tous les quatres dans la grande vitrine de la coopérative, à la place des statues de St-Joseph, de la Ste-Vierge, de St-François et de Ste-Monique. Frosted les avait faits participer au concours. Il avait même découpé et rempli le bon de participation. Sauf qu'il se l'était rentré dans le cul, trop gelé pour se demander pourquoi ou comment.
Évidemment, la police s'est déplacée vers cinq heures et demi du matin, suite à la plainte d'un type pas tout à fait saoul qui passait par là. «Y'a des cadavres dans 'a vitrine» qu'il avait répété plusieurs fois, le type, à la préposée du 911.
-Quoi? demanda la préposée.
-Des cadavres, y'a des cadavres suspendus dans 'a vitrine d'la coop funéraire...
On a retrouvé Frosted tout nu dans le corridor, baignant dans son urine, un bon de participation roulé serré dans le cul. Il croyait qu'il allait remporter le premier prix et il faisait des culbutes en riant comme le dernier des possédés.
-Jamais personne n'va m'battre pour le premier prix! hurlait-il aux policiers et aux ambulanciers venus l'attacher. Jamais!!! J'suis l'winner de l'Halloween! Waaaaou! Je l'ai dans l'oeil! Oui dans le troisième oeil!
Évidemment, Gisèle, Roland et Willy étaient catastrophées mais, heureusement, personne n'avait eu vent de l'affaire. Surtout pas les médias. Donc, il était encore temps de sauver les apparences. Ce qu'ils firent toute la journée, sauver les apparences, en se promettant de ne plus jamais faire affaire avec les travaux compensatoires.
-J'cré ben qu'là ça va nous prendre un vrai break! déclara Roland à ses deux comparses, épuisé d'avoir accompli tant d'efforts physiques pour replacer les choses et les cadavres à leur place.
-Oui... Là, Roland, j'te donne raison... ajouta Gisèle. J'prendrai bien un bon cream soda.
-Ce sera pas facile de leur enlever ça d'la face... C'est d'la cire à chaussures, conclut Willy. Bon ben, joyeux Halloween, hein...
mercredi 29 octobre 2008
ÉPHREM LE HUTU, JUVÉNAL LE TUTSI
Éphrem est rapidement devenu mon ami. D'abord, il aimait boire. Et surtout, il buvait au même endroit que moi. Ce qui fait que nous avons fini par nous connaître assez vite merci.
Éphrem était un Hutu du Rwanda, pays du printemps perpétuel, terre des milles collines. Petit et trapus, le teint chocolat au lait foncé, avec une tête de bon Jack, Éphrem étudiait la biologie moléculaire à l'université. Il avait bénéficié d'une bourse pour étudiants pauvres, un genre de programme canadien de coopération internationale, une manière de vider l'Afrique de tous ses cerveaux.
Je l'entends encore me raconter son arrivée au pays, par une soirée froide de septembre.
-Il faisait teeeel-lement froid Gaa-é-tan! Brrrr... Tu sais, du village où je viens, Gaa-é-tan, personne n'a de télévision... Personne! Bien sûr, il y en avait à Kigali, mais c'était un groo-os luxe. Et il n'y avait pas trois cents chaînes comme iiii-ci! Oh non! On écoutait surtout la tééé-lé de l'Ouganda, avec des oreilles de laaaa-pin, tu sais Gaa-é-tan! Donc, j'ar-riiive iii-ci à Twois-Wivièwes et je me loue une chambre tu sais où?
-Non?
-Au Florida Hotel, au Cap-de-la-Madeleine! me dit Éphrem.
-Pas au Florida Hotel, là où il y a des films pornos en circuit fermé?
-Ex-actement Gaa-é-tan! Mais je n'le savais pas en-co-re! Hu! Hu! Et là, eh bien, j'arr-iiii-ve fourbu. Et, du coup, toc, je me couche tout habillé. Et je dors comme une bûche jusqu'au matin. Je me réééé-veille vers les neuf heures et, après avoir été au petit coin faire ma peee-tite affaire, il me prend l'idée d'allumer le téléviseur. Et qu'est-ce que je vois?
-Un film de cul? que je lui réponds.
-Ex-actement Gaa-é-tan! Un Africain, comme moi, avec deux filles aux cheveux blonds comme le blé! Hé! Hé! Et tu sais quoi? L'Africain leur fait l'amour par tous les orifices et, du coup, ouf, j'ai très très chaud. Et tu sais ce que je me dis?
-Non?
-Je me dis que je suis au Paradis!
-Au Paradis?
-Oui, oui, au Paaa-radis! Imagine Gaa-é-tan! Je n'avais jamais vu de télévision en circuit fermé de maaaaa vie! Je croyais que c'était l'émission du matin de Raaadio-Canada!
Évidemment, je m'étouffe avec ma bière, crampé de rire.
-Ce n'est pas tout Gaa-é-tan! Ne ris pas trop vite! Ça m'a pris au moins trois mois avant de réaliser que ce n'était pas Raaadio-Canada! Je trouvais les filles tellement hypocrites autour de moi, surtout les blondes héhé, de ne pas vouloir faire l'amour avec moi alors que c'est ce que l'on montrait tous les maaa-tins à Raaadio-Canada!!! Bande d'hypocrites! que je disais. Bande de tricheuses!
***
Éphrem n'a pas eu beaucoup de succès dans sa vie sexuelle au Québec. Il a copulé quelques fois, mais pas nécessairement avec celles qui nous représentaient le mieux dans le patelin.
-L'autre nuit, Gaa-é-tan, j'étais avec une petite éléphante... Une très grosse fille que j'ai rencontré au bar Le Bakarin. Je vais chez-elle et la petite éléphante joue de la flute avec ma petite allumette... Ça me désespère Gaa-é-tan! Elles croient tous que j'ai un gros zozo et moi, je n'ai qu'une toute petite allumette! Toute petite! Toute petite! Comme un petit doigt! Alors, la petite éléphante joue avec ma petite allumette puis... Elle fait pipi au lit. Si! Si! Elle fait pipi au lit, sur moi, comme si c'était normal! Est-ce que c'est toujours comme ça iiii-ci Gaaa-é-tan? C'est normal de faire pipi sur son aaa-mant?
Alors là, je ne savais plus quoi lui dire... Sa franchise me sciait les jambes et m'interdisait toute réplique. De plus, cela ne s'arrêtait pas là.
-Et l'autre nuit, Gaa-é-tan, une fille nous invite moi et notre bon ami Sylvain pour prendre un caaa-fé chez elle. Il est trois heures du matin. Dans mon pays, une fille qui invite deux gars pour boire un caaa-fé à trois heures du matin, c'est parce qu'elle veut faire l'aaaa-mour avec deux garçons! Alors, elle nous verse un caaa-fé. Et là je dis: «On va s'coucher?» La fille refait plutôt du caaaa-fé. Sylvain est saoul et s'endort dans un coin du saaa-lon... La fille me reverse du caaa-fé et je dis «Quoi? Encore du caaa-fé! On va s'coucher?» Elle va se coucher mais elle me dit de doooor-mir sur le divan! Alors moi, je vais la retrouver dans sa chambre et je lui demande si je peux lui faire l'aaaa-mour. Et tu sais ce qu'elle me dit? «Non Éphrem! Je t'ai dit non, non et non!» Et elle se met à hurler! Houlala! Sylvain se réveille et vient voir ce qui se passe. Je suis tout nu et ma petite allumette est toute bandée là, là... Et ils me regardent comme si j'étais un méchant, quoi. Je ne suis pas méchant du tout! Je croyais qu'elle voulait faire l'aaaa-mour! Les filles, iiii-ci, Gaaa-é-tan, sont très difficiles à comprendre! Très difficiles!!!
***
Avril 1994. Des Hutus, formés à la haine par la Radio Télévision des Milles Collines, s'en vont machette en main commettre le plus rapide génocide de l'histoire: 800 000 morts en quelques jours.
Dans la même période, Éphrem attrape un virus méningocoque et est rapidement hospitalisé. On ne lui donne que deux jours à vivre, sans plus. La seule personne qui soit constamment à son chevet est un jeune prêtre catholique rwandais, Juvénal, qui allait défroquer quelques mois plus tard pour se marier avec une agente de pastorale de Ste-Monique-de-Nicolet. Juvénal est un grand Tutsi pas très volubile qui sourit tout le temps. Éphrem est un Hutu qui sourit aussi souvent mais parle beaucoup. Et Juvénal tient la main de Éphrem qui ne parle plus du tout en lui disant des paroles réconfortantes, en lui affirmant qu'il allait guérir.
Éphrem meurt un dimanche soir. J'apprends, trois jours plus tard, qu'il est mort et enterré.
C'est Juvénal qui me l'apprend. Juvénal qui étudie avec moi en philosophie à l'université.
-Éphrem est mort... Oui... C'est très triste, qu'il me dit sobrement.
Je lui serre la main comme il a serré celle de Éphrem. Je suis sidéré par la disparition rapide de Éphrem. Il y a moins de quatre jours on partageait un ou dix pichets de bière ensemble. Et là, sans que je ne l'aie vu venir, pffuit!, son âme s'est envolée. Juvénal me dit «Il est bien là où il est, crois-moi...» Et pas moyen de boire avec Juvénal: il ne prend que de l'eau. Alors, je le quitte l'âme en deuil. Moi et mes amis africains buvons à la santé de Éphrem et finissons ça au... Bakarin.
À des milliers de kilomètres de distance, un Tutsi a veillé sur la mort d'un Hutu. Ces deux-là n'auraient pas fait de mal à une mouche. Tout ce qu'ils voulaient et tout ce qu'ils cherchaient, c'était de l'aaa-mour...
Je ne crois pas que nous ayions comblé tous leurs espoirs.
Mais chaque fois que j'entends parler du génocide au Rwanda, je songe à ces deux-là, Juvénal et Éphrem. Et je me dis qu'ils sont passés dans ma vie pour me laisser une leçon, une leçon que je m'explique pas et qui vibre encore dans mon coeur et dedans ma tête.
Éphrem était un Hutu du Rwanda, pays du printemps perpétuel, terre des milles collines. Petit et trapus, le teint chocolat au lait foncé, avec une tête de bon Jack, Éphrem étudiait la biologie moléculaire à l'université. Il avait bénéficié d'une bourse pour étudiants pauvres, un genre de programme canadien de coopération internationale, une manière de vider l'Afrique de tous ses cerveaux.
Je l'entends encore me raconter son arrivée au pays, par une soirée froide de septembre.
-Il faisait teeeel-lement froid Gaa-é-tan! Brrrr... Tu sais, du village où je viens, Gaa-é-tan, personne n'a de télévision... Personne! Bien sûr, il y en avait à Kigali, mais c'était un groo-os luxe. Et il n'y avait pas trois cents chaînes comme iiii-ci! Oh non! On écoutait surtout la tééé-lé de l'Ouganda, avec des oreilles de laaaa-pin, tu sais Gaa-é-tan! Donc, j'ar-riiive iii-ci à Twois-Wivièwes et je me loue une chambre tu sais où?
-Non?
-Au Florida Hotel, au Cap-de-la-Madeleine! me dit Éphrem.
-Pas au Florida Hotel, là où il y a des films pornos en circuit fermé?
-Ex-actement Gaa-é-tan! Mais je n'le savais pas en-co-re! Hu! Hu! Et là, eh bien, j'arr-iiii-ve fourbu. Et, du coup, toc, je me couche tout habillé. Et je dors comme une bûche jusqu'au matin. Je me réééé-veille vers les neuf heures et, après avoir été au petit coin faire ma peee-tite affaire, il me prend l'idée d'allumer le téléviseur. Et qu'est-ce que je vois?
-Un film de cul? que je lui réponds.
-Ex-actement Gaa-é-tan! Un Africain, comme moi, avec deux filles aux cheveux blonds comme le blé! Hé! Hé! Et tu sais quoi? L'Africain leur fait l'amour par tous les orifices et, du coup, ouf, j'ai très très chaud. Et tu sais ce que je me dis?
-Non?
-Je me dis que je suis au Paradis!
-Au Paradis?
-Oui, oui, au Paaa-radis! Imagine Gaa-é-tan! Je n'avais jamais vu de télévision en circuit fermé de maaaaa vie! Je croyais que c'était l'émission du matin de Raaadio-Canada!
Évidemment, je m'étouffe avec ma bière, crampé de rire.
-Ce n'est pas tout Gaa-é-tan! Ne ris pas trop vite! Ça m'a pris au moins trois mois avant de réaliser que ce n'était pas Raaadio-Canada! Je trouvais les filles tellement hypocrites autour de moi, surtout les blondes héhé, de ne pas vouloir faire l'amour avec moi alors que c'est ce que l'on montrait tous les maaa-tins à Raaadio-Canada!!! Bande d'hypocrites! que je disais. Bande de tricheuses!
***
Éphrem n'a pas eu beaucoup de succès dans sa vie sexuelle au Québec. Il a copulé quelques fois, mais pas nécessairement avec celles qui nous représentaient le mieux dans le patelin.
-L'autre nuit, Gaa-é-tan, j'étais avec une petite éléphante... Une très grosse fille que j'ai rencontré au bar Le Bakarin. Je vais chez-elle et la petite éléphante joue de la flute avec ma petite allumette... Ça me désespère Gaa-é-tan! Elles croient tous que j'ai un gros zozo et moi, je n'ai qu'une toute petite allumette! Toute petite! Toute petite! Comme un petit doigt! Alors, la petite éléphante joue avec ma petite allumette puis... Elle fait pipi au lit. Si! Si! Elle fait pipi au lit, sur moi, comme si c'était normal! Est-ce que c'est toujours comme ça iiii-ci Gaaa-é-tan? C'est normal de faire pipi sur son aaa-mant?
Alors là, je ne savais plus quoi lui dire... Sa franchise me sciait les jambes et m'interdisait toute réplique. De plus, cela ne s'arrêtait pas là.
-Et l'autre nuit, Gaa-é-tan, une fille nous invite moi et notre bon ami Sylvain pour prendre un caaa-fé chez elle. Il est trois heures du matin. Dans mon pays, une fille qui invite deux gars pour boire un caaa-fé à trois heures du matin, c'est parce qu'elle veut faire l'aaaa-mour avec deux garçons! Alors, elle nous verse un caaa-fé. Et là je dis: «On va s'coucher?» La fille refait plutôt du caaaa-fé. Sylvain est saoul et s'endort dans un coin du saaa-lon... La fille me reverse du caaa-fé et je dis «Quoi? Encore du caaa-fé! On va s'coucher?» Elle va se coucher mais elle me dit de doooor-mir sur le divan! Alors moi, je vais la retrouver dans sa chambre et je lui demande si je peux lui faire l'aaaa-mour. Et tu sais ce qu'elle me dit? «Non Éphrem! Je t'ai dit non, non et non!» Et elle se met à hurler! Houlala! Sylvain se réveille et vient voir ce qui se passe. Je suis tout nu et ma petite allumette est toute bandée là, là... Et ils me regardent comme si j'étais un méchant, quoi. Je ne suis pas méchant du tout! Je croyais qu'elle voulait faire l'aaaa-mour! Les filles, iiii-ci, Gaaa-é-tan, sont très difficiles à comprendre! Très difficiles!!!
***
Avril 1994. Des Hutus, formés à la haine par la Radio Télévision des Milles Collines, s'en vont machette en main commettre le plus rapide génocide de l'histoire: 800 000 morts en quelques jours.
Dans la même période, Éphrem attrape un virus méningocoque et est rapidement hospitalisé. On ne lui donne que deux jours à vivre, sans plus. La seule personne qui soit constamment à son chevet est un jeune prêtre catholique rwandais, Juvénal, qui allait défroquer quelques mois plus tard pour se marier avec une agente de pastorale de Ste-Monique-de-Nicolet. Juvénal est un grand Tutsi pas très volubile qui sourit tout le temps. Éphrem est un Hutu qui sourit aussi souvent mais parle beaucoup. Et Juvénal tient la main de Éphrem qui ne parle plus du tout en lui disant des paroles réconfortantes, en lui affirmant qu'il allait guérir.
Éphrem meurt un dimanche soir. J'apprends, trois jours plus tard, qu'il est mort et enterré.
C'est Juvénal qui me l'apprend. Juvénal qui étudie avec moi en philosophie à l'université.
-Éphrem est mort... Oui... C'est très triste, qu'il me dit sobrement.
Je lui serre la main comme il a serré celle de Éphrem. Je suis sidéré par la disparition rapide de Éphrem. Il y a moins de quatre jours on partageait un ou dix pichets de bière ensemble. Et là, sans que je ne l'aie vu venir, pffuit!, son âme s'est envolée. Juvénal me dit «Il est bien là où il est, crois-moi...» Et pas moyen de boire avec Juvénal: il ne prend que de l'eau. Alors, je le quitte l'âme en deuil. Moi et mes amis africains buvons à la santé de Éphrem et finissons ça au... Bakarin.
À des milliers de kilomètres de distance, un Tutsi a veillé sur la mort d'un Hutu. Ces deux-là n'auraient pas fait de mal à une mouche. Tout ce qu'ils voulaient et tout ce qu'ils cherchaient, c'était de l'aaa-mour...
Je ne crois pas que nous ayions comblé tous leurs espoirs.
Mais chaque fois que j'entends parler du génocide au Rwanda, je songe à ces deux-là, Juvénal et Éphrem. Et je me dis qu'ils sont passés dans ma vie pour me laisser une leçon, une leçon que je m'explique pas et qui vibre encore dans mon coeur et dedans ma tête.
mardi 28 octobre 2008
856, CLOUTIER, À TWOIS-WIVIÈWES
J'ai vécu toute mon enfance dans un bloc un peu croche du faubourg à m'lasse. C'était un bloc à quatre logements coincé entre un bloc à quatre logements et un bloc à six logements, eux-mêmes coincés entre des blocs à logements. J'habitais sur la rue Cloutier, une rue de blocs à logements, à deux pas de l'usine de textile Wabasso, un bloc industriel sans souci architectural, entouré d'une clôture de broche rehaussée de fils barbelés. On restait dans Notre-Dame-des-Sept-Allégresses, juste à côté de la P'tite Pologne. J'ai pensé que ça pourrait être à cause des fils barbelés de la Wabasso et de ceux de la Canadian Pacific Railroad. Ça faisait P'tite Pologne, en effet...
La devanture de notre bloc était en briques. L'arrièrure était en papier-brique. Évidemment, il manquait toujours quelques pieds de papier-brique, sous l'effet du vent ou des délinquants. Le papier-brique était alors remplacé par du simple papier goudronné. Ou bien on le laissait tel quel, avec un trou qui laissait voir le bois, jusqu'à ce que l'hiver arrive. Alors on les bouchait n'importe comment, les trous, surtout si le propriétaire ne venait pas les réparer.
Mes parents faisaient de leur mieux pour conférer un certain confort bourgeois à cette maison tout croche qui semblait toujours leur dire qu'ils n'arriveraient jamais à lui refaire une beauté.
D'abord, le bloc était accoté sur rien. La cave était en terre battue, ni plus ni moins du sable de plage, comme on en trouve à l'Île St-Quentin. Ce qui fait que vous ne verrez pas souvent de blocs à dix étages à Twois-Wivièwes. Il faut creuser une centaine de pieds avant de trouver du roc.
Notre bloc était comme un radeau échoué sur la plage. Les murs et les planchers étaient tout croches. On s'amusait à faire dévaler la côte à nos petites autos. On les faisait partir du salon et elles se rendaient dans la salle de bain, vingt pieds plus bas.
La cave était froide, humide et sentait un peu le moisi. Il fallait parfois y laisser traîner des pièges à souris ou de la mort-aux-rats pour protéger notre caveau de patates. J'étais le seul qui me risquait à y jouer, parce que j'y trouvais ce qui m'était le plus précieux au monde dans la promiscuité d'une famille de quatre garçons: la solitude et l'esprit d'indépendance. Je m'amusais à clouer, à sculpter, à dessiner, n'importe quoi, à la lueur d'une lampe. La trappe s'ouvrait à l'heure des repas.
-Ok l'gros z'ours! Sors de ta tanière! disait mon père. C'est l'heure de manger!
Je remontais en haut pour m'empiffrer. En haut, sur le plancher tout croche, garni d'un prélart qui finissait toujours par trouer par endroits, sous l'effet des clous qui ressortaient. Ce qui fait qu'on devait changer de prélart aux deux ans.
Les murs de la cuisine étaient en plywood imitation bois. Comme on en mettait dans les sous-sols petit-bourgeois à l'époque, sauf que ce n'était pas un sous-sol, mais un rez-de-chaussée.
Les murs de ma chambre étaient boursouflés près de la fenêtre. Il y avait de la moisissure, des champignons, chaque année, quoi que mes parent fassent pour l'enrayer: eau de javel, repeinture, prières, chapelets, etc.
Le salon avait été recouvert d'une tapisserie classique. On se serait cru au temps de Mozart dans le salon. Même que mes parents avaient mis le paquet pour le prélart, une imitation de marquetterie qui coûtait un bras, que le propriétaire ne voulait jamais payer anyway. Mes parents investissaient dans leur logement chaque année. Le proprio ramassait le cash en faisant le strict minimum. Et ça se passe encore ainsi de nos jours dans les bas-quartiers, même s'il y a la Régie du logement. Il y a des locataires sans-dessein, parfois, mais il y a aussi des proprios sans coeur, souvent.
Mes parents mettaient leur coeur dans leur logement tout croche. Ce qui fait que nous avions l'air de gosses de riches dans mon quartier. Mes amis vivaient dans une misère bien pire que la mienne. Je me sentais privilégié. Je voyais bien que j'avais droit à mes huit repas par jour dans un salon à la Mozart, avec de la belle imitation de marquetterie. Même qu'on avait le câble et un beau stéréo tout neuf, toé. Pis des beaux meubles en bois solide, rustiques mais confortables.
On chauffait à l'huile. Ça puait toujours l'huile dans la maison l'hiver. Même si ma mère mettait toutes sortes de push-push pour enlever l'odeur, ça sentait le fuel.
Tout jeune, j'ai vu ma mère laver le linge avec une vieille machine à tordeur. Elle posait ensuite le linge sur des cordes posées d'une extrémité à l'autre de la cuisine. Quand la sécheuse est entrée dans la maison, on se cassait moins le cou pour regarder la télé, comme on le faisait auparavant, entre les caleçons qui séchaient sur les cordes.
Puis les deux plus vieux de mes frères quittèrent le nid pour aller mener leur vie. Mes parents se risquèrent pour la grande aventure de leur vie. Ils décidèrent de déménager... en face!
En face, c'était le grand luxe. Un bloc d'à peine quinze ans, chauffé à l'électricité, le plancher droit, une douche en plus d'un bain, une cave en ciment, des portes vernies en bois presque naturel, des armoires neuves. Le grand luxe, je vous dis.
Ça nous a pris une heure pour déménager d'une porte à l'autre. Mon père et ma mère étaient énervés comme jamais. Ça faisait vingt-cinq ans qu'ils demeuraient au même endroit. Leurs gars étaient tous devenus des colosses qui s'amusaient à prendre deux divans à la fois, un sous chaque bras. Maintenant qu'ils étaient devenus des hommes, ils pouvaient enfin quitter ce loyer tout croche pour finir paisiblement leurs jours dans un palais enchanté qui semblait avoir été conçu sous les indications de Bob Parker lui-même, comme s'ils avaient gagné à The Price is Right.
Du coup, il y eut un peu moins de chicanes. Un peu plus d'harmonie. Un peu plus de qualité de vie.
Pourtant, rien ne m'enlèvera les souvenirs que j'ai du bloc tout croche où j'ai grandi, mi-briques, mi-papier-brique, avec l'air qui rentrait de partout et qu'il fallait chauffer à faire fendre la fournaise à l'huile qui trônait dans la cuisine.
Bob Parker peut aller se rhabiller, finalement.
Je me souviens avec nostalgie du 856 de la rue Cloutier, à Twois-Wivièwes.
C'est là qu'j'suis né. C'est là qu'j'ai grandi. Et c'est peut-être pas loin d'là que j'va's crever.
C'est mon monde. C'est ma gang.
La devanture de notre bloc était en briques. L'arrièrure était en papier-brique. Évidemment, il manquait toujours quelques pieds de papier-brique, sous l'effet du vent ou des délinquants. Le papier-brique était alors remplacé par du simple papier goudronné. Ou bien on le laissait tel quel, avec un trou qui laissait voir le bois, jusqu'à ce que l'hiver arrive. Alors on les bouchait n'importe comment, les trous, surtout si le propriétaire ne venait pas les réparer.
Mes parents faisaient de leur mieux pour conférer un certain confort bourgeois à cette maison tout croche qui semblait toujours leur dire qu'ils n'arriveraient jamais à lui refaire une beauté.
D'abord, le bloc était accoté sur rien. La cave était en terre battue, ni plus ni moins du sable de plage, comme on en trouve à l'Île St-Quentin. Ce qui fait que vous ne verrez pas souvent de blocs à dix étages à Twois-Wivièwes. Il faut creuser une centaine de pieds avant de trouver du roc.
Notre bloc était comme un radeau échoué sur la plage. Les murs et les planchers étaient tout croches. On s'amusait à faire dévaler la côte à nos petites autos. On les faisait partir du salon et elles se rendaient dans la salle de bain, vingt pieds plus bas.
La cave était froide, humide et sentait un peu le moisi. Il fallait parfois y laisser traîner des pièges à souris ou de la mort-aux-rats pour protéger notre caveau de patates. J'étais le seul qui me risquait à y jouer, parce que j'y trouvais ce qui m'était le plus précieux au monde dans la promiscuité d'une famille de quatre garçons: la solitude et l'esprit d'indépendance. Je m'amusais à clouer, à sculpter, à dessiner, n'importe quoi, à la lueur d'une lampe. La trappe s'ouvrait à l'heure des repas.
-Ok l'gros z'ours! Sors de ta tanière! disait mon père. C'est l'heure de manger!
Je remontais en haut pour m'empiffrer. En haut, sur le plancher tout croche, garni d'un prélart qui finissait toujours par trouer par endroits, sous l'effet des clous qui ressortaient. Ce qui fait qu'on devait changer de prélart aux deux ans.
Les murs de la cuisine étaient en plywood imitation bois. Comme on en mettait dans les sous-sols petit-bourgeois à l'époque, sauf que ce n'était pas un sous-sol, mais un rez-de-chaussée.
Les murs de ma chambre étaient boursouflés près de la fenêtre. Il y avait de la moisissure, des champignons, chaque année, quoi que mes parent fassent pour l'enrayer: eau de javel, repeinture, prières, chapelets, etc.
Le salon avait été recouvert d'une tapisserie classique. On se serait cru au temps de Mozart dans le salon. Même que mes parents avaient mis le paquet pour le prélart, une imitation de marquetterie qui coûtait un bras, que le propriétaire ne voulait jamais payer anyway. Mes parents investissaient dans leur logement chaque année. Le proprio ramassait le cash en faisant le strict minimum. Et ça se passe encore ainsi de nos jours dans les bas-quartiers, même s'il y a la Régie du logement. Il y a des locataires sans-dessein, parfois, mais il y a aussi des proprios sans coeur, souvent.
Mes parents mettaient leur coeur dans leur logement tout croche. Ce qui fait que nous avions l'air de gosses de riches dans mon quartier. Mes amis vivaient dans une misère bien pire que la mienne. Je me sentais privilégié. Je voyais bien que j'avais droit à mes huit repas par jour dans un salon à la Mozart, avec de la belle imitation de marquetterie. Même qu'on avait le câble et un beau stéréo tout neuf, toé. Pis des beaux meubles en bois solide, rustiques mais confortables.
On chauffait à l'huile. Ça puait toujours l'huile dans la maison l'hiver. Même si ma mère mettait toutes sortes de push-push pour enlever l'odeur, ça sentait le fuel.
Tout jeune, j'ai vu ma mère laver le linge avec une vieille machine à tordeur. Elle posait ensuite le linge sur des cordes posées d'une extrémité à l'autre de la cuisine. Quand la sécheuse est entrée dans la maison, on se cassait moins le cou pour regarder la télé, comme on le faisait auparavant, entre les caleçons qui séchaient sur les cordes.
Puis les deux plus vieux de mes frères quittèrent le nid pour aller mener leur vie. Mes parents se risquèrent pour la grande aventure de leur vie. Ils décidèrent de déménager... en face!
En face, c'était le grand luxe. Un bloc d'à peine quinze ans, chauffé à l'électricité, le plancher droit, une douche en plus d'un bain, une cave en ciment, des portes vernies en bois presque naturel, des armoires neuves. Le grand luxe, je vous dis.
Ça nous a pris une heure pour déménager d'une porte à l'autre. Mon père et ma mère étaient énervés comme jamais. Ça faisait vingt-cinq ans qu'ils demeuraient au même endroit. Leurs gars étaient tous devenus des colosses qui s'amusaient à prendre deux divans à la fois, un sous chaque bras. Maintenant qu'ils étaient devenus des hommes, ils pouvaient enfin quitter ce loyer tout croche pour finir paisiblement leurs jours dans un palais enchanté qui semblait avoir été conçu sous les indications de Bob Parker lui-même, comme s'ils avaient gagné à The Price is Right.
Du coup, il y eut un peu moins de chicanes. Un peu plus d'harmonie. Un peu plus de qualité de vie.
Pourtant, rien ne m'enlèvera les souvenirs que j'ai du bloc tout croche où j'ai grandi, mi-briques, mi-papier-brique, avec l'air qui rentrait de partout et qu'il fallait chauffer à faire fendre la fournaise à l'huile qui trônait dans la cuisine.
Bob Parker peut aller se rhabiller, finalement.
Je me souviens avec nostalgie du 856 de la rue Cloutier, à Twois-Wivièwes.
C'est là qu'j'suis né. C'est là qu'j'ai grandi. Et c'est peut-être pas loin d'là que j'va's crever.
C'est mon monde. C'est ma gang.
lundi 27 octobre 2008
Elvis Falardeau n'est pas un artiste
Elvis Falardeau pense qu'il fait du San Antonio chaque fois qu'il vomit son racisme et ses idées fixes sur les Canadians. (Prononcer quenédiennes en postillonnant de mépris comme le dernier des caves racistes de la province, comme le plus crétin des rednecks.) C'est justement des racistes comme lui, à peine dénoncés du bout des lèvres par les souverainistes, qui font que j'adhère à une autre vision du monde que le nationalisme.
Qu'est-ce que le nationalisme? Le nationalisme c'est le peuple abstrait, celui des nationalistes, moins un traître, moins un vendu, moins plusieurs ennemis du peuple, fussent-ils majoritaires parmi les habitants du territoire visé. Le nationalisme c'est la propriété exclusive des Iznogoud qui traînent dans le coin et qui veulent devenir calife à la place des calices.
Cela finit en village gaulois, avec des chefs que l'on porte sur des boucliers, en restant fiers mais soumis. Soumis au type sur le bouclier.
Le village gaulois de Falardeau, franchement, je m'en calisse. Et je suis autant Québécois que lui. Et je lui redis: je m'en tabarnaque. Pas du Québec. Mais de Falardeau et de sa connerie. De Falardeau qui voit tellement de caves autour de lui qu'on finit par croire, en toute honnêteté intellectuelle, que c'est lui le cave en fin de compte.
Elvis Falardeau était cave pour ce qu'il a dit de David Suzuki. Il l'était aussi le jour des funérailles de Claude Ryan. Quand un homme meurt, un humain qui a le coeur à la bonne place ne s'amuse pas à rôter ses élucubrations de demi-portion intellectuelle subventionnée par Téléfilm Canada. Ça ne vaut pas cher la livre, en termes d'humanisme. Falardeau crèverait demain matin que je me garderais une petite gêne... Je lui trouverais même des bons côtés. Fuck, j'sais vivre moé.
C'est facile d'adopter un ton gouailleur et de faire des clins d'oeil à la foule imbécile qui gobe n'importe quoi, dont du ressentiment. Ça fait tellement de bien, du ressentiment, de la haine, des préjugés racistes - et l'alouette devient en colère. Et la colère, sacrement, on ne me dira pas que c'est le meilleur climat pour réfléchir.
Si Falardeau était un artiste, je lui pardonnerais peut-être sa bêtise. Le problème c'est qu'il n'a rien de San Antonio. Il est un artiste engagé. Il adhère à une Cause. Le gars qui fait du «réalisme socialiste» nouveau genre.
Le seul film qu'il ait fait c'est Le Party. Le reste, c'est de la pacotille pour adolescents boutonneux. Elvis Gratton? C'est mal découpé. Le scénario est nul à chier. Ce qui sauve le film c'est le talent de Julien Poulin.
La discrimination raciale, en passant, c'est un crime au Canada.
Et on est encore au Canada hostie d'tabarnak.
On est sur l'Île de la Tortue, pas en Normandie saint-chrême!
Waban-Aki! Notre Terre! La Terre de tous les humains!
Fuck le racisme.
Fuck la stupidité.
Fuck Falardeau.
Qu'est-ce que le nationalisme? Le nationalisme c'est le peuple abstrait, celui des nationalistes, moins un traître, moins un vendu, moins plusieurs ennemis du peuple, fussent-ils majoritaires parmi les habitants du territoire visé. Le nationalisme c'est la propriété exclusive des Iznogoud qui traînent dans le coin et qui veulent devenir calife à la place des calices.
Cela finit en village gaulois, avec des chefs que l'on porte sur des boucliers, en restant fiers mais soumis. Soumis au type sur le bouclier.
Le village gaulois de Falardeau, franchement, je m'en calisse. Et je suis autant Québécois que lui. Et je lui redis: je m'en tabarnaque. Pas du Québec. Mais de Falardeau et de sa connerie. De Falardeau qui voit tellement de caves autour de lui qu'on finit par croire, en toute honnêteté intellectuelle, que c'est lui le cave en fin de compte.
Elvis Falardeau était cave pour ce qu'il a dit de David Suzuki. Il l'était aussi le jour des funérailles de Claude Ryan. Quand un homme meurt, un humain qui a le coeur à la bonne place ne s'amuse pas à rôter ses élucubrations de demi-portion intellectuelle subventionnée par Téléfilm Canada. Ça ne vaut pas cher la livre, en termes d'humanisme. Falardeau crèverait demain matin que je me garderais une petite gêne... Je lui trouverais même des bons côtés. Fuck, j'sais vivre moé.
C'est facile d'adopter un ton gouailleur et de faire des clins d'oeil à la foule imbécile qui gobe n'importe quoi, dont du ressentiment. Ça fait tellement de bien, du ressentiment, de la haine, des préjugés racistes - et l'alouette devient en colère. Et la colère, sacrement, on ne me dira pas que c'est le meilleur climat pour réfléchir.
Si Falardeau était un artiste, je lui pardonnerais peut-être sa bêtise. Le problème c'est qu'il n'a rien de San Antonio. Il est un artiste engagé. Il adhère à une Cause. Le gars qui fait du «réalisme socialiste» nouveau genre.
Le seul film qu'il ait fait c'est Le Party. Le reste, c'est de la pacotille pour adolescents boutonneux. Elvis Gratton? C'est mal découpé. Le scénario est nul à chier. Ce qui sauve le film c'est le talent de Julien Poulin.
La discrimination raciale, en passant, c'est un crime au Canada.
Et on est encore au Canada hostie d'tabarnak.
On est sur l'Île de la Tortue, pas en Normandie saint-chrême!
Waban-Aki! Notre Terre! La Terre de tous les humains!
Fuck le racisme.
Fuck la stupidité.
Fuck Falardeau.
PAYÉ POUR EMPÊCHER UN GUS DE SE SUICIDER
J'étais affecté au département de psychiatrie ce jour-là. La belle affaire! Je n'aurais pas besoin de torcher. Juste surveiller un seul patient pour ne pas qu'il se suicide. Ce serait moins épuisant que de travailler sur le département de gériatrie où je devais courir comme un fou toute la journée, débarbouillettes et gants de latex en main.
***
L'infirmière en chef, une stressée à la coupe Longueuil sur le bord du burn-out, me fait part des événements survenus au cours des heures précédentes en relevant ce qui avait été consigné dans le journal de bord. Comme il n'y a rien d'écrit au sujet de mon patient, elle me dit nonchalamment que je peux aller m'asseoir sur la chaise placée devant la porte 516. Elle me regarde à peine, comme si je la dérangeais.
-Comment s'appelle-t-il déjà? que je demande à l'infirmière.
-Roméo Mongrain. Il est en dépression nerveuse. Il est entré samedi dernier, me dit-elle tout d'un souffle.
Puis elle fouille dans ses poches et en extirpe un paquet de cigarettes, des Mark Ten.
-C'est pas icitte que j'va's arrêter d'fumer! Tu fumes-tu toi? qu'elle me demande.
-Non. Je fais juste boire.
-Ah... qu'elle me dit, comme si je n'étais qu'un type pas intéressant.
Heureusement qu'un psychiatre entre sur le département. Elle cache son paquet de Mark Ten dans ses poches et fonce vers le sosie de Abraham Lincoln, en plus péquiste.
-Ah! Docteur Gingras! Avez-vous passé une belle fin de semaine docteur Gingras? Hahaha! Hihihi!
Et là, elle rit à s'en fendre les lèvres, la conne. Et pendant qu'elle rit avec Doc Gingras, je vais tout bonnement m'asseoir devant la porte de la chambre 516.
Mon patient, monsieur Mongrain, est un homme dans la quarantaine bien entamée. Il n'a plus qu'une couronne de cheveux teints en noir autour de la tête. Il n'est ni très grand, ni très gros, ni très beau, ni très laid. C'est l'archétype de l'homme moyen.
Pour le moment, il dort encore. Je lis Vers l'autre flamme de Panaït Istrati en le regardant dormir.
Huit heures, neuf heures, dix heures. Puis le dîner. Il n'a pas voulu déjeuner, selon ce que m'a dit le préposé que j'ai remplacé, un gros lard qui fait des mots croisés, lui.
Il est midi douze. Il faudrait bien qu'il mange Roméo, que je me dis.
-Monsieur Mongrain, votre dîner est arrivé!
Et là je lui présente son plateau, l'installe à la hauteur de son lit.
Roméo ne dit rien. Il feint de ne pas entendre. Je vois bien qu'il ne dort pas.
-Monsieur Mongrain! C'est l'heure du dîner!
Il ne dit encore rien. Je lui remue un peu l'épaule.
-Monsieur Mongrain! Monsieur Mongrain!
-Hein? finit-il par répondre. Qu'est-cé qu'i' y a?
Il parle lentement, comme un gars en dépression nerveuse quoi.
-Votre dîner monsieur Mongrain! Votre dîner est arrivé!
-Mon boss...
-Votre boss?
-Oui, mon boss...
-Votre boss? Quoi votre boss monsieur Mongrain?
-Mon boss... J'y ai toujours été fidèle... Mon boss... Quinze ans d'service! Jamais absent!
-Votre dîner monsieur Mongrain... tiens... juste devant vous! Miam! Miam! Des bons épinards... Avec du pain de viande pis des pétates!
-Mon boss... Mon boss est parti avec ma femme! Quinze ans d'mariage à l'eau!
-Hum...
Et là, je ne sais plus quoi dire.
Roméo se relève péniblement et, le plus lentement possible, il essaie de prendre sa fourchette, sa cuillère. Rien à faire!
-Je suis épuisé... si épuisé...
-C'est pas grave monsieur Mongrain! C'est pas grave!
Et là je plonge moi-même la fourchette dans le pain de viande et la lui porte à la bouche, comme je suis habitué de faire en gériatrie. Je ne fais pas l'avion avec la fourchette mais presque.
-Heille! Ça, ç'a l'air bon m'sieur Mongrain! J'pense que j'va's aller m'chercher un cabaret rien qu'pour moé! Menoum! Menoum!
-Tu peux tout' manger. J'ai pas vraiment faim... Mon boss... Ma femme... Si épuisé...
Il finit par avaler une bouchée, puis deux, mais la troisième ne passe pas puisqu'il n'avale rien. Il déglutit ses trois bouchées de pain de viande sur sa jaquette d'hôpital en me faisant des yeux de merlans frits.
-Si épuisé... Mon boss... Ma femme...
-L'pain d'viande... Bon, ben j'vas ramasser ça j'cré ben.
J'enlève le plateau. On se reprendra plus tard dans la journée. Roméo se tourne encore sur le côté et adopte la même position foetale qu'au début de mon quart de travail.
Je le laisse ainsi pendant une ou deux heures. Je lis mon livre debout dans le corridor. J'ai mal au cul d'être assis sur une chaise depuis huit heures le matin.
Puis, finalement, Roméo se lève pour aller pisser. Ça lui prend au moins une demie heure juste pour sortir une patte de son lit. Ce qui fait que je vais l'aider pour se rendre à la toilette. Roméo se laisse conduire comme un petit enfant qui aurait bu une caisse de vingt-quatre. Et là, je pense à la pharmacopée de Docteur Gingras. On l'a peut-être gavé de pilules, Roméo, juste pour calmer une crise d'anxiété ou d'agressivité. Roméo finit par pisser et lâche un gros pet sur une note prolongée tout en se vidant la vessie.
-Prrrrrrrrriiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii-out!
Quelle job de cul, que je me dis en moi-même...
Je me dis que je pourrais emmener Roméo à la salle de séjour au lieu de le faire glander dans une chambre d'hôpital aux murs blancs comme de la chaux.
-J'vais vous mettre votre robe de chambre monsieur Mongrain. On va aller faire un tour dans la salle de séjour. Vous fumez j'pense, hein? que je dis en pointant son paquet de cigarettes, des Mark Ten lui aussi...
-M'oui... Mon boss... Ma femme...
J'emmène Roméo et son paquet de Mark Ten à la salle de séjour. Nous sommes seuls. Je fouille dans les disques et je lui mets un vieux 33 tours de Robert Charlebois où il chante Je vais à Rio, une chanson entraînante. Roméo est en train de me déprimer et je n'aime pas ça.
Roméo n'a aucune réaction pour Charlebois. Il n'est même pas capable d'allumer sa cigarette. Ce que je fais, bien sûr. Un peu plus et je la fume pour lui, sa cigarette.
-Merci... Ma femme... Mon boss... Si fidèle... Quinze ans de fidélité...
Je lui propose une partie de croquignoles, bref de pichenotes. Je l'installe devant le jeu et me place devant lui. La partie commence. Je défonce le jeu, comme au billard, d'une solide pichenote sur ma croquignole. Paf! Patlak!
C'est au tour de Roméo. Il donne une toute petite pichenette. Sa croquignole n'a pas bougé d'un pouce. Je la replace devant son pouce et son index.
-I' faut qu'vous frappiez plus fort monsieur Mongrain... C'est pas d'même que vous allez gagner! Héhé!
Il frappe un peu plus fort. Il entrechoque la croquignole rouge la plus près, sans plus.
C'est à mon tour. Je m'applique à vider la table, tiens, avec des coups à tout défoncer. Pif! Crack! Patlak! Les poches se remplissent. Je n'ai jamais aussi bien joué.
Chaque fois que c'est le tour de Roméo, il ne se passe pas grand' chose évidemment. Mais ce n'est pas une raison pour diminuer l'aspect compétitif du jeu. Comme je viens pour remporter la partie, Roméo en a malheureusement assez.
-Ça m'tente p'us... J'veux r'tourner à ma chambre... dans mon lit... Ma femme... Mon boss...
On retourne vers sa chambre. Il se remet en position foetale dans son lit. Je reprends le livre de Istrati là où je l'avais laissé.
Puis je finis mon quart de travail. Un colosse vient me remplacer. Il lit du Stephen King, lui.
-Puis? qu'il me demande.
-Il dort tout le temps. Il n'a presque rien mangé. Il se lève juste pour fumer et pisser. À ma connaissance, il n'a pas encore chié.
-Bon, ben une chance que j'ai emmené Stephen King.
Je salue le type. Je croise une autre infirmière qui discute de sa fin de semaine avec un autre psychiatre.
Et je franchis la porte magnétisée du département de psychiatrie.
Dehors, l'air est encore doux même si nous sommes bien avancés dans l'automne.
Je siffle, comme si j'étais heureux.
Je boirais bien une petite bière dans Limoilou, avec mes camarades, avec lesquels je refais le monde autour de plusieurs pichets.
Le monde est fou, c'est c'qu'on en dit, mon chum pis moé, Roméo Mongrain...
***
L'infirmière en chef, une stressée à la coupe Longueuil sur le bord du burn-out, me fait part des événements survenus au cours des heures précédentes en relevant ce qui avait été consigné dans le journal de bord. Comme il n'y a rien d'écrit au sujet de mon patient, elle me dit nonchalamment que je peux aller m'asseoir sur la chaise placée devant la porte 516. Elle me regarde à peine, comme si je la dérangeais.
-Comment s'appelle-t-il déjà? que je demande à l'infirmière.
-Roméo Mongrain. Il est en dépression nerveuse. Il est entré samedi dernier, me dit-elle tout d'un souffle.
Puis elle fouille dans ses poches et en extirpe un paquet de cigarettes, des Mark Ten.
-C'est pas icitte que j'va's arrêter d'fumer! Tu fumes-tu toi? qu'elle me demande.
-Non. Je fais juste boire.
-Ah... qu'elle me dit, comme si je n'étais qu'un type pas intéressant.
Heureusement qu'un psychiatre entre sur le département. Elle cache son paquet de Mark Ten dans ses poches et fonce vers le sosie de Abraham Lincoln, en plus péquiste.
-Ah! Docteur Gingras! Avez-vous passé une belle fin de semaine docteur Gingras? Hahaha! Hihihi!
Et là, elle rit à s'en fendre les lèvres, la conne. Et pendant qu'elle rit avec Doc Gingras, je vais tout bonnement m'asseoir devant la porte de la chambre 516.
Mon patient, monsieur Mongrain, est un homme dans la quarantaine bien entamée. Il n'a plus qu'une couronne de cheveux teints en noir autour de la tête. Il n'est ni très grand, ni très gros, ni très beau, ni très laid. C'est l'archétype de l'homme moyen.
Pour le moment, il dort encore. Je lis Vers l'autre flamme de Panaït Istrati en le regardant dormir.
Huit heures, neuf heures, dix heures. Puis le dîner. Il n'a pas voulu déjeuner, selon ce que m'a dit le préposé que j'ai remplacé, un gros lard qui fait des mots croisés, lui.
Il est midi douze. Il faudrait bien qu'il mange Roméo, que je me dis.
-Monsieur Mongrain, votre dîner est arrivé!
Et là je lui présente son plateau, l'installe à la hauteur de son lit.
Roméo ne dit rien. Il feint de ne pas entendre. Je vois bien qu'il ne dort pas.
-Monsieur Mongrain! C'est l'heure du dîner!
Il ne dit encore rien. Je lui remue un peu l'épaule.
-Monsieur Mongrain! Monsieur Mongrain!
-Hein? finit-il par répondre. Qu'est-cé qu'i' y a?
Il parle lentement, comme un gars en dépression nerveuse quoi.
-Votre dîner monsieur Mongrain! Votre dîner est arrivé!
-Mon boss...
-Votre boss?
-Oui, mon boss...
-Votre boss? Quoi votre boss monsieur Mongrain?
-Mon boss... J'y ai toujours été fidèle... Mon boss... Quinze ans d'service! Jamais absent!
-Votre dîner monsieur Mongrain... tiens... juste devant vous! Miam! Miam! Des bons épinards... Avec du pain de viande pis des pétates!
-Mon boss... Mon boss est parti avec ma femme! Quinze ans d'mariage à l'eau!
-Hum...
Et là, je ne sais plus quoi dire.
Roméo se relève péniblement et, le plus lentement possible, il essaie de prendre sa fourchette, sa cuillère. Rien à faire!
-Je suis épuisé... si épuisé...
-C'est pas grave monsieur Mongrain! C'est pas grave!
Et là je plonge moi-même la fourchette dans le pain de viande et la lui porte à la bouche, comme je suis habitué de faire en gériatrie. Je ne fais pas l'avion avec la fourchette mais presque.
-Heille! Ça, ç'a l'air bon m'sieur Mongrain! J'pense que j'va's aller m'chercher un cabaret rien qu'pour moé! Menoum! Menoum!
-Tu peux tout' manger. J'ai pas vraiment faim... Mon boss... Ma femme... Si épuisé...
Il finit par avaler une bouchée, puis deux, mais la troisième ne passe pas puisqu'il n'avale rien. Il déglutit ses trois bouchées de pain de viande sur sa jaquette d'hôpital en me faisant des yeux de merlans frits.
-Si épuisé... Mon boss... Ma femme...
-L'pain d'viande... Bon, ben j'vas ramasser ça j'cré ben.
J'enlève le plateau. On se reprendra plus tard dans la journée. Roméo se tourne encore sur le côté et adopte la même position foetale qu'au début de mon quart de travail.
Je le laisse ainsi pendant une ou deux heures. Je lis mon livre debout dans le corridor. J'ai mal au cul d'être assis sur une chaise depuis huit heures le matin.
Puis, finalement, Roméo se lève pour aller pisser. Ça lui prend au moins une demie heure juste pour sortir une patte de son lit. Ce qui fait que je vais l'aider pour se rendre à la toilette. Roméo se laisse conduire comme un petit enfant qui aurait bu une caisse de vingt-quatre. Et là, je pense à la pharmacopée de Docteur Gingras. On l'a peut-être gavé de pilules, Roméo, juste pour calmer une crise d'anxiété ou d'agressivité. Roméo finit par pisser et lâche un gros pet sur une note prolongée tout en se vidant la vessie.
-Prrrrrrrrriiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii-out!
Quelle job de cul, que je me dis en moi-même...
Je me dis que je pourrais emmener Roméo à la salle de séjour au lieu de le faire glander dans une chambre d'hôpital aux murs blancs comme de la chaux.
-J'vais vous mettre votre robe de chambre monsieur Mongrain. On va aller faire un tour dans la salle de séjour. Vous fumez j'pense, hein? que je dis en pointant son paquet de cigarettes, des Mark Ten lui aussi...
-M'oui... Mon boss... Ma femme...
J'emmène Roméo et son paquet de Mark Ten à la salle de séjour. Nous sommes seuls. Je fouille dans les disques et je lui mets un vieux 33 tours de Robert Charlebois où il chante Je vais à Rio, une chanson entraînante. Roméo est en train de me déprimer et je n'aime pas ça.
Roméo n'a aucune réaction pour Charlebois. Il n'est même pas capable d'allumer sa cigarette. Ce que je fais, bien sûr. Un peu plus et je la fume pour lui, sa cigarette.
-Merci... Ma femme... Mon boss... Si fidèle... Quinze ans de fidélité...
Je lui propose une partie de croquignoles, bref de pichenotes. Je l'installe devant le jeu et me place devant lui. La partie commence. Je défonce le jeu, comme au billard, d'une solide pichenote sur ma croquignole. Paf! Patlak!
C'est au tour de Roméo. Il donne une toute petite pichenette. Sa croquignole n'a pas bougé d'un pouce. Je la replace devant son pouce et son index.
-I' faut qu'vous frappiez plus fort monsieur Mongrain... C'est pas d'même que vous allez gagner! Héhé!
Il frappe un peu plus fort. Il entrechoque la croquignole rouge la plus près, sans plus.
C'est à mon tour. Je m'applique à vider la table, tiens, avec des coups à tout défoncer. Pif! Crack! Patlak! Les poches se remplissent. Je n'ai jamais aussi bien joué.
Chaque fois que c'est le tour de Roméo, il ne se passe pas grand' chose évidemment. Mais ce n'est pas une raison pour diminuer l'aspect compétitif du jeu. Comme je viens pour remporter la partie, Roméo en a malheureusement assez.
-Ça m'tente p'us... J'veux r'tourner à ma chambre... dans mon lit... Ma femme... Mon boss...
On retourne vers sa chambre. Il se remet en position foetale dans son lit. Je reprends le livre de Istrati là où je l'avais laissé.
Puis je finis mon quart de travail. Un colosse vient me remplacer. Il lit du Stephen King, lui.
-Puis? qu'il me demande.
-Il dort tout le temps. Il n'a presque rien mangé. Il se lève juste pour fumer et pisser. À ma connaissance, il n'a pas encore chié.
-Bon, ben une chance que j'ai emmené Stephen King.
Je salue le type. Je croise une autre infirmière qui discute de sa fin de semaine avec un autre psychiatre.
Et je franchis la porte magnétisée du département de psychiatrie.
Dehors, l'air est encore doux même si nous sommes bien avancés dans l'automne.
Je siffle, comme si j'étais heureux.
Je boirais bien une petite bière dans Limoilou, avec mes camarades, avec lesquels je refais le monde autour de plusieurs pichets.
Le monde est fou, c'est c'qu'on en dit, mon chum pis moé, Roméo Mongrain...
dimanche 26 octobre 2008
UNE SEMAINE À NORTH BATTLEFORD, SASKATCHEWAN
MY NAME IS CRAZY HORSE!
Les Prairies ne sont pas toujours ennuyantes, je veux dire plates. Je les vois bien de mes yeux vues. Un Indien Blackfoot m'a pris à ses côtés et, à moitié ivre, il roule à vive allure par monts et par vaux. Je sais bien que c'est un Blackfoot mais je me sentirais presqu'au pays des Sioux. De fait, il y a des Sioux dans le coin, et des Cris des Plaines, sans compter les Métis et les Ukrainiens.
Le Blackfoot a les traits typés de l'Indien que nous ont vendus les films de cow-boys américains. C'est cette tête d'Indien-là qui a fait le tour du globe. Ma pauvre gueule de Métis du Nord-Est est moins connue. Il y avait des Européens depuis quelques milliers d'années chez les aborigènes du Nord-Est, des Européens de l'âge de pierre qui ont longé la côte glacée qui reliait les deux continents. Cela expliquerait les cheveux châtains et le teint plus pâle des Hurons, Iroquois et Algonquins, tellement pâle qu'ils pouvaient facilement s'assimiler aux visages pâles en moins de deux générations. Et prétendre ensuite qu'il n'y avait pas de Sauvage dans leur sang...
Bref, j'étais avec mon frère aborigène, un Blackfoot, et il ne m'adressait pas la parole, pas du tout, jusqu'à ce qu'il se tourne vers moi, l'oeil tremblotant de l'ivrogne et la bouche grouillante du coké des Prairies.
-Y'know... My name is Crazy Horse, qu'il me dit.
Crazy Horse, c'est celui qui a résisté aux visages pâles américains, dont la légende rapporte qu'il aurait lui-même tué de ses propres mains le général Custer à la bataille de Little Big Horn.
Je pense que Crazy Horse me provoque. J'ai l'air d'un visage pâle, malgré mon collier de griffes d'ours, et il veut m'impressionner, c'est évident.
-Y'know, que je lui réponds, my name is Mickey Mouse...
Crazy Horse est surpris et furieux! Il arrête l'auto sur le bord de la route, tourne la clé, stoppe le moteur et me regarde fixement dans les yeux.
-Are you an Indian?
-Yes I am. Louis Riel was my grand-grand-dad, que je lui mens.
Crazy Horse est saoul et gelé raide. Il renifle. Sa mâchoire de coké se promène de tous bords tous côtés. Va-t-il me planter son tomahawk dans la gueule?
-You mean, your name is Louis Riel, huh?
-No. Gaétan Riel. But we used to call me Sasquatch.
-Sasquatch!
Et là le regard de Crazy Horse s'illumine. Il me regarde et il part à rire.
-Sasquatch! Ho! Ho! Ha! Ha!
Ouais, je suis un sasquatch, un abobinable homme des neiges perdu dans la prairie, en Sasquatchewan, aux côtés de Crazy Horse qui pourrait bien me scalper.
Il redémarre sa voiture. Il rit encore de bon coeur. Il m'offre un de ses sandwiches au jambon que je ne refuse pas. Puis il me demande de rouler un joint. Cela semble tout naturel, dans l'Ouest, d'embarquer des auto-stoppeurs juste pour rouler des joints. C'est du moins ce que j'en conclus. Et je lui en roule un beau gros. Il me demande de fumer le premier. J'allume donc le calumet de paix et le tends à mon frère Blackfoot.
-Woga!!! qu'il dit.
-Woga!!! que je réponds.
Pfffff... Pffff.... J'inhale la fumée qui lentement monte en moi comme une vague de sons et d'images plus vraie que nature. La vague déferle. La vague me submerge. Je fais du surf sur mon surmoi pour en déterrer quelques archétypes jungiens en compagnie de Crazy Horse.
-Thanks man.
-You're welcome, ajoute Crazy Horse en se décrottant le nez.
Crazy Horse aime Stevie Ray Vaughan. Et il l'écoute jusqu'à ce que ces hauts-parleurs fassent de la distorsion. Je suis plus musicien que ça et, franchement, ce bruit m'horripile. J'aime le blues, mais je n'aime pas que la musique soit distordue.
Heureusement pour mes oreilles, il m'abandonne en plein centre-ville, dans une ville inconnue jusqu'alors: North Battleford, Saskatchewan.
NORTH BATTLEFORD, SASKATCHEWAN
Je me sens comme dans un western. Je suis un coyote qui débarque au Last Chance Hotel, sauf que c'est le Windsor Hotel, encore une fois, comme si tous les hotels miteux du Canada s'appelaient Windsor.
Il pleut à boire debout en cette soirée mystérieuse. Des éclairs déchirent le ciel, des éclairs comme je n'en avais jamais vus auparavant. Il y en a partout, sur trois cent soixante degrés. J'ajuste ma calotte de chasse à la Fidel Castro et je mets mon sac à l'abri sous le balcon du Windsor Hotel. J'assiste au spectacle. Je n'ai pas d'appareil-photo. Il faut que je retienne ça pour mes vieux jours, que je me dis. Et chaque coup de tonnerre me transperce comme une incitation à plus d'audace, plus d'énergie, plus de mépris pour tout ce qui n'est pas ce que je suis intrinsèquement: un Sauvage.
Je suis Makwa Grizzli. Je ne crains rien, ni les hommes ni la foudre.
Mais j'ai froid et je sens l'humidité me transpercer les os... Finalement, je suis Gaétan Bouchard et j'ai besoin d'un bon lit moelleux!
J'entre dans le lobby de l'hôtel. Une grosse rousse écoute la télé. Elle m'accueille sans trop d'éclats, comme si je la dérangeais. Il est vrai que je n'ai pas l'air très présentable. Je suis mouillé comme un chat mort et sens probablement la même chose. Le coyote a besoin d'un bon bain...
-It's twenty-three dollars, qu'elle me dit.
Je fouille dans mes poches. Il me reste quoi? Soixante-huit dollars et trois sous. Va pour vingt-trois dollars. Mais je ne passerai pas deux jours ici, à moins d'un événement exceptionnel.
Je monte à ma chambre. Je prends un bain chaud, après l'avoir nettoyé scrupuleusement avec du peroxyde que je traîne sur moi. Je suis un peu scrupuleux, c'est vrai, je dirais même puritain en matière d'hygiène corporelle. J'ai besoin de me laver tous les jours dans un environnement propre... Et je voyage dans les pires conditions qui soient pour satisfaire mon puritanisme.
Une fois lavé, bien que fourbu, l'idée me prend d'aller prendre un verre dans un bar.
Les lundis soirs sont tranquilles à North Battleford, surtout au milieu du mois.
Ce qui fait que je me retrouve seul dans un bar miteux, avec le barman, un grand sec dans la cinquantaine avec une grosse verrue poilue sur le nez. Rien d'inspirant.
Puis deux Indiennes rentrent dans le bar et viennent s'asseoir à mes côtés. Une grosse et une grande maigre. Toutes les deux ont les traits typés. Sioux? Blackfeet? Plains Cree? Aucune idée. Elles ont à peu près mon âge. Ce sont des soeurs jumelles non-identiques. Et à part boire et se geler, je ne sais pas ce qu'elles font dans la vie.
Elles s'étonnent que je vienne du Québec et que je parle français. Il n'y a pas beaucoup de francophones dans les parages. Je suis tout ce qu'il y a d'exotique en ce lundi soir assommant pour ces deux Indiennes qui, d'ailleurs, n'ont plus d'argent pour boire. Moi aussi.
-Come with us... qu'elles me disent.
Comme la nuit est triste et que je ne trouve rien de mieux à faire, je les suis. On arrive devant un refuge de la Salvation Army. Elles crient.
-Brad! Open the door! Brad!!!
Et Brad ouvre la porte. On monte par l'escalier de secours. Et on arrive au centre de désintox de la Salvation Army de North Battleford.
Elles me présentent à leur frère Brad. Brad vend du pot et en donne à ses soeurs quand elles sont en manque. À l'intérieur du centre, tout le monde est gelé raide. Ça sent le pot à plein nez. Et certains s'amusent à faire chauffer au briquet une drôle de mixture contenue dans des cuillères. Ils récupèrent de petites boulettes qu'ils fument ensuite dans une canette de Coke trouée et travaillée de manière à servir de pipe. Il n'y a là que des Indiens. Au moins huit.
Brad me serre la pince et me tend un joint. Allons-y puisqu'il le faut...
-Welcome in North Battleford... What are you doing here, dude? It's a hole! qu'il me dit.
-I come from a hole too... Trois-Rivières...
-Trwiaawa-rwiviawhé???
Brad ne sait pas où c'est, Trois-Rivières. Il a déjà entendu parler de Montréal et de Guy Lafleur, mais sans plus. C'est trop loin pour lui, Trois-Rivières. Et il est déjà rendu trop loin. La veillée s'achève. Il passe son temps à s'enfarger dans les tapis et les bottes. Il tombe, se relève et retombe encore, joint en main.
Tout le monde a des joints en main. Un moment donné, j'en ai trois dans mes mains. Ils me disent de les continuer.
-We're flying out man!
Ok. Je leur explique un peu d'où je viens, qui je suis, et tout de suite je suis leur grand copain. La tribu m'accepte et me surnomme Sasquatch. Je serai donc Sasquatch, l'abobinable homme des Prairies, rien que pour eux.
Brad se révolte de savoir que je me suis payé une chambre au Windsor Hotel.
-We've got everything here, even food! D'you want some?
Il n'attend pas que je réponde et il ouvre son frigo pour me tendre des sandwiches au poulet, une bière, et même une soupe. Sacré Brad, gentil comme tout.
La plus grosse des soeurs de Brad, qui s'appelle Fay, se colle sur moi tandis que j'engouffre mes sandwiches. Brad sort sa guitare. Et un autre un tambour. J'en profite pour sortir un harmonica de ma poche.
-May I jam with you? que je leur demande.
Et on jamme. N'importe quoi sous le tonnerre qui continue encore de gronder dans la prairie.
-You play very well, dude, me dit Brad.
Je lui retourne son compliment. Fay feint de dormir contre mon épaule. J'espère que Brad ne surprotège pas ses soeurs, autrement je suis dans de beaux draps.
Puis Brad s'endort. Fay en profite pour me prendre par la main et m'entraîner vers une chambre vide qui deviendra ma chambre pour la semaine qui suivra. Il n'y a rien d'autre qu'un matelas, pas de sommier, pas de draps. Et nous nous enlaçons. Nous nous lovons. Nous nous entrelaçons. Nous faisons l'amour, remerciant ma vigilance de traîner toujours deux ou trois condoms pas trop secs dans mon portefeuille.
Elle me demande au matin si je veux avoir des enfants plus tard.
Je ne réponds rien.
Elle me regarde sans amour ni haine, comme si je faisais partie des meubles. Dans ma situation plus que précaire, l'amour est hors de question. Elle le sait. Je le sais. Mais elle s'arrange tout de même pour que j'occupe cette chambre pendant une semaine, pour recharger mes piles d'ici à ce que je reprenne la route.
-General Custer is there. You just have to tell him that you could work to pay your room for a week... Sure he would agree...
Le général Custer s'appelle plutôt Thompson. Il porte son uniforme de l'Armée du Salut et m'a tout l'air d'un bonhomme pas compliqué. Je lui explique ma situation. Il me demande de participer aux travaux ménagers et m'offre une chambre en plus des repas gratuits. Je l'en remercie du fond du coeur et je vais chercher mes affaires au Windsor Hotel ou je n'ai même pas passé la nuit.
J'entrepose mon sac en lieu sûr. Il ne faut pas tenter le démon. Je pourrais me faire voler, c'est certain. Je traîne toujours sur moi mon argent et mes cartes d'identité.
Je remonte à ma chambre. Fay est disparue. Brad a mal à la tête. Tous les autres Indiens se réveillent pour subir une autre session de désintoxication du général Custer. J'apprends que c'est le juge qui les a envoyés ici. Ils avaient le choix entre la prison ou le centre de désintox de la Salvation Army. Ils ont choisi le centre. Et ils se droguent tous les soirs en se moquant du juge et du général Custer.
SHAWN: UN GARÇON PAS COMME LES AUTRES...
Parmi ceux-ci, il y a Shawn. Shawn est tout petit et a de grosses lunettes. Il est la risée de tout le monde parce qu'il parle avec un cheveu sur le bout de la langue. Ils le traitent de faggot, de little sissy en lui donnant des coups de poing sur l'épaule. Ça finit par me tanner. J'interviens.
-Don't bother him tabarnak! que je leur dis. Let it be.
Brad et quelques autres se sentent un peu cheap. Deux autres voudraient seulement que je me batte. Je les regarde avec mépris. Je n'ai pas peur. J'en ai vu d'autres. Si je n'ai pas tremblé devant Crazy Horse, je ne tremblerai pas devant des loques humaines bourrées de crack, de pilules et de produits de nettoyage.
-Fuck you! que je réponds.
Et là, de m'entendre dire fuck you, tout le monde rit. C'est à cause de mon accent. Je ne sais pas ce qu'il a mon accent, mais ça les fait marrer à tout coup. Le plus teigneux de la bande, celui qui bûchait sur Shawn en le traitant de tapette, me serre la main. J'apprends plus tard qu'il a déjà été l'amant de Shawn et que Shawn est mieux de se la fermer à ce sujet s'il ne veut pas se faire défoncer l'anus avec un balai.
De fait, le soir même, le teigneux s'en va rejoindre Shawn et on entend des drôles de bruits de pénétration derrière la porte fermée... Brad et les autres font semblant de rien. Ils tendent le joint, la caisse de bière et se disent qu'il vaudrait mieux aller voir les filles...
On laisse Shawn et le teigneux à leurs ébats. Puis on croise Fay et sa grande soeur maigre, puis d'autres filles, toutes plus gelées les unes que les autres. Je suis dans un bunker, j'imagine. Des seringues traînent partout. Fay vient se coller encore contre moi, sans trop y mettre de sentiments. Elle veut juste baiser.
-I like Frenchmen, qu'elle me dit. I like them because they eat!
Bon, elle voudrait que je la mange. Je veux bien, mais l'environnement ne s'y prête pas.
Il me reste de l'argent. On quitte la tribu sans qu'elle ne s'en rende compte. Je loue une chambre au Windsor Hotel. Et on fait trembler la prairie pendant quelques heures, quelques heures entrecoupées de la même question: «D'you have something to drink? I mean something with alcohol?»
Je n'ai rien à boire. Elle s'impatiente. On quitte la chambre et on retourne au refuge.
-Brad! Open up the door!
Brad ouvre la porte. On grimpe dans l'escalier de sécurité. Et on les retrouve tous, défoncés raides, les gars et les filles entremêlés, Shawn qui jouent du tambour, le teigneux qui est écrasé dans son coin, un filet de vomi sur son tee-shirt.
Puis c'est samedi, le jour de l'office religieux. Brad et Shawn me prient de les accompagner, pour rire.
-Come with us Frenchie! Come on Sasquatch! Come with us!
Ok. J'y vais donc, à l'office religieux de la Salvation Army.
Il doit bien y avoir une centaine de personnes, presque tous des visages pâles, sauf la dernière rangée où je me trouve, la rangée des repris de justice et des toxicomanes obligés d'être là. Le juge les a aussi condamnés à aller à l'église...
L'église consiste en une salle sans trop d'art sacré, une salle toute blanche avec le logo de la Salvation Army collé un peu partout.
Le général Thompson demande aux participants d'ouvrir telle ou telle page dans le livret des cantiques. L'orchestre se met à jouer les premières mesures de Morning Has Broken. Les participants entonnent le chant sacré. Et tandis que tout le monde chante, Brad crache dans le livret des cantiques! Il crache de la glaire verte et gluante! Shawn l'imite. Puis je fais la même chose...
-It's not our god, déclare Brad. I'm an Indian!
-I'm Indian too! ajoute Shawn.
-Me either, que je conclus en refermant le livret sur mon crachat.
On en rigole un coup! Tellement que le général Thompson se sent obligé de venir nous voir pour nous dire de ne pas déranger la cérémonie.
DERNIERS MOMENTS À NORTH BATTLEFORD
Après ces cantiques, Shawn me dit qu'il connaît quelqu'un qui pourrait m'emmener à Winnipeg, puisque c'est dans mon intention de partir. Il m'entraîne vers une buanderie où il n'y a manifestement personne.
-He's not there, qu'il me dit.
Et il me demande si je veux prendre un café avec lui au MacDonald's, près des silos à grains.
J'accepte. Shawn en est ravi. Il en glousse presque comme si j'acceptais une demande en mariage...
Et là, Shawn le Cri des Plaines me raconte toutes sortes de trucs, qu'il dessine, et qu'il veut quitter North Battleford pour aller vivre dans le quartier gay à Vancouver ou Toronto, voire à Montréal. Je bois mon café calmement. De jeunes pisseuses semblent se moquer du zézaiement de Shawn. Je continue de boire mon café.
Puis nous repartons vers le refuge, en longeant le chemin de fer, puis en se retrouvant finalement dans la direction opposée, au beau milieu des champs vallonneux.
Shawn s'arrête subitement. Il se tourne vers moi et me dit: «Give me a hug.»
Sur le coup, je pense qu'il veut que je lui dise hugh, mon anglais accusant parfois quelques secondes de retard.
-Hugh?
-Yes, a hug...
Et là, Shawn simule une étreinte avec ses bras...
Gulp! No fucking way!
-I'm not gay Shawn, que je lui réponds sur un ton ferme.
Il en est tout attristé, comme une fiancée éconduite.
-I could wear a dress if you want...
Ah oui... Il pourrait s'habiller en femme. Il est déjà laid en homme, je ne crois pas qu'il s'améliorerait en femme!
-Forget it! No way.
Shawn semble pleurer.
Subitement, j'en ai assez de North Battleford. Je vois Shawn pleurnicher et cela me dégoûte.
Nous retournons au refuge pour vivre une autre nuit d'intoxication au centre de désintox. Cette fois-là, Fay se fait plus douce, plus roucoulante, plus humaine. Elle voudrait partir avec moi. Elle voudrait elle aussi quitter ce trou, voir le monde, parcourir les routes, jusqu'au Québec s'il le faut. Mais je ne me vois pas lui offrir la misère et l'insécurité. Là où je vais, seul moi peux y aller. Je ne sais pas où je m'en vais ni comment je vais m'y rendre. Je suis comme Dante qui traverse le Purgatoire et l'Enfer, seul, sans Virgile.
Le lendemain, je plie bagages. Je salue Brad, le seul qui soit debout avec Shawn. Je salue Shawn qui veut encore me coller aux baskets et m'accompagner jusqu'à la gare d'autobus où je me suis acheté un billet pour me rendre vingt kilomètres plus loin sur la route, au milieu de nulle part, l'endroit idéal pour commencer de nouvelles aventures d'auto-stoppeur.
J'achète mon billet. Shawn m'attend dehors. Pour clore sur une belle note, je lui offre de fumer ce joint que Brad m'a donné avant de partir. On se cache derrière la gare, loin des regards curieux et, par hasard, on tombe sur un petit roux de Toronto qui vient tout juste de sortir d'un wagon de train de marchandises de la Canadian Pacific Railroad, juste devant nos yeux.
-Hi folks! How're you doing? Hum... It smells good! Can I've some?
-Yeah, sure... et je tends le joint au petit lutin roux qui fume quelques poffes.
Évidemment, je lui raconte qu'il y a une chambre pour lui au centre de désintox de la Salvation Army. Shawn aussi, d'autant plus qu'il le trouve de son goût, le petit roux.
Et le petit roux disparaît avec son sac. Shawn a un air rêveur, a glimpse in his eyes.
-I prefer to make love with White people... When I do it with a Native it's like i'd do it with my own brother, y'know?
Je ne dis rien. L'autobus est sur le point de partir. Je ramasse mon sac et, comme je monte dans l'autobus Greyhound, faisant la file parmi une vingtaine de passagers, voilà que Shawn me crie quelque chose en portant sa main à sa bouche, comme s'il simulait une pipe.
-Thank you Gitan for... y'know what! qu'il dit avec son plus beau cheveu sur la langue.
Il me remercie pour le joint, en fait, mais tout le monde pense qu'il me remercie plutôt pour une pipe et ils me regardent tous plus ou moins de travers. Fucking frenchmen... doivent-ils se dire. Perverted people...
Shawn a peine à retenir ses larmes.
L'autobus démarre enfin.
Fay m'a laissé quelques gommes Bazooka Joe en guise de cadeau d'adieu. Je défais l'emballage et lis la petite histoire stupide tout en mâchant sans appétit. L'histoire n'est même pas drôle. Bazooka Joe vend de la limonade 5 cents le verre et à la troisième case il a bu toute la limonade sans vendre un seul verre.
Je m'en crisse de Bazooka Joe et de la limonade!
J'ai hâte de revenir au Québec, finalement. Hâte de mener un projet concret. Hâte de mettre fin à ma traversée du Canada sur le pouce...
samedi 25 octobre 2008
GO WITH THE FLOW, SUIS LE COURANT...
REGINA
Regina. La pluie et une chambre crado à l'Empire Hotel où je liquide mon dernier billet de vingt dollars.
Go with the flow. Suis le courant buddy.
Un gros dodo à ne surtout pas penser à mon avenir incertain. Un homme reposé peut soulever des montagnes. Un homme inquiet ne se repose plus et, du coup, soulève à peine sa carcasse.
Une illusion de quelques heures, un lit avec un lavabo, une toilette, une douche. Et la Salvation Army le lendemain matin pour combler un vide ou refaire le plein, comme un goéland.
Puis l'harmonica sur la rue. De quoi payer ma chambre, comme par miracle. Juste ce dont j'ai besoin: rien de plus. Forty bucks par jour pour quatre heures d'harmonica. Aussitôt que j'ai fait mes forty bucks, je vais payer ma chambre pour une autre nuit et je m'achète de la bouffe avec le reste. Je n'ai pas grand chose, mais je l'ai. Je dors. Je bouffe. Et je lis des livres à la bibliothèque. Je fais le tour de Regina. Regina que j'aime pour ce qu'elle me rappelle de Twois-Wivièwes, ma ville natale. Des airs de déjà-vu que je ne m'explique pas. Peut-être les édifices, l'urbanisme... Ça n'a rien à voir avec les gens, juste avec le centre-ville.
Des projets farfelus me viennent en tête. Je ne suis pas toujours calme. Je pense à voler pour manger. Et je ne dis pas le reste. Une rage sourde monte en moi. Je ne crois plus en l'American Dream. Je traîne mes godasses comme Jack London dans The People of the Abyss, ou George Orwell dans Down and Out in Paris and London. Je ne vois que de la misère et de la merde autour de moi. Et je ne saurais voir autre chose, avec moins de vingt dollars en poche, tous les jours. Les seuls humains qui me parlent n'ont plus de dents dans la bouche et je ne comprends pas ce qu'ils me disent.
Donc, je décide de quitter Regina. Je saute sur un train avec deux résidents de Hamilton, en Ontario, un jeune Mohawk et un jeune Ontarien, convaincus que nous nous dirigeons vers l'Est, vers le pays du retour, vers la fin de l'exil.
Les deux gus me surnomment Jacques Cousteau. Ils me demandent si je suis capable de rouler, c'est-à-dire de fabriquer un joint à l'huile de chanvre sativa. Parfait. Ils me tendent l'ampoule d'huile et une aiguille. Je plonge l'aiguille dans l'ampoule. J'étends l'huile sur le papier à rouler et ajoute un peu de pétun. Bien. Bien.
Les premières bouffées. Le train qui semble éventrer la terre dans un vacarme indicible. Les portes du wagon vide où nous sommes vacillent sous le vent. Les bruits de la ferraille multipliés par mille.
Dean, le jeune Mohawk qui ressemble vaguement à McKenzie du groupe Kashtin, est claustrophobe. Il s'accroche à l'air froid tout en maudissant l'idée d'avoir sauté sur ce cheval de fer. John, l'Ontarien, est en transe, fier de retourner vers l'Est. Et moi, je suis gelé dans tous les sens du terme. Je sors mon harmonica et leur chante des tounes de La Bolduc pour les égayer un peu et faire descendre le stress.
-Gimme five, Jacques Cousteau! Yeah! Right on! Fucking A! qu'il me dit, John, tandis que Dean panique sur le bord de la porte qui laisse entrer tellement d'air qu'on en grelotte.
-Brrrr... It's so fucking cold, dudes... Brrr... que je dis avant que de recoller mes lèvres sur mon harmonica Hohner en mi.
Ça brasse. Le train arrête de temps à autres, jamais longtemps, juste un deux minutes de pause avant de repartir en trombe, à nous projeter contre les parois du wagon.
-I don't wanna stay here anymore! se plaint le Mohawk.
-Shut up! Come on! lui disait John.
Les heures passent dans un cliquetis de rails qui finit par nous assoupir tous les trois. L'huile de chanvre sativa fait son effet. Nous parlons avec nos anges et nos démons intérieurs, bref avec nous-mêmes.
Puis le train s'arrête complètement. Plus un bruit. On attend cinq minutes. Puis on ouvre la porte. Un silo à grain est juste devant nous. Un silo sur lequel on peut lire Saskatoon écrit en grosses lettres rouges.
Je regarde sur ma carte. C'est au Nord-Ouest, Saskatoon! Nous ne sommes pas du tout dans la bonne direction! Nous venons de nous enfoncer au Nord. Nous nous sommes éloignés de l'Est. Bref, nous sommes dans le pétrin.
SASKATOON
Les deux gus ne connaissent rien à la géographie. Ils ne savent pas où ils sont depuis trois jours. Ils ne connaissaient que leur ville, Hamilton, il y a pas moins de trois jours. Ils voulaient se rendre à Vancouver pour travailler mais ils en ont assez de se nourrir dans les refuges de la Salvation Army. Fin de leur rêve d'une vie meilleure. Ils se promettent de retourner bosser dans telle ou telle usine, à Hamilton, plutôt que de rêver comme moi, comme Jacques Cousteau.
Il faut que je sauve ma peau. Je ne peux pas sauver la leur.
Je leur paie un café et un beigne puis leur trouve l'adresse du bureau des Social Services, à Saskatoon. Chacun pour soi maintenant. Vous allez quémander votre chèque là-bas. Moi je m'en retourne sur le pouce. Je m'en vais prendre la Yellowhead Highway 16 encore une fois. Je reviens sur le chemin de brique jaune maudit tabarnak. En route pour de nouvelles aventures! J'ai vingt dollars en poche et il y a Yorkton devant moi. Il y a surtout Winnipeg. That's it. Have a good day guys. Et cessez de pleurnicher, ça me fout le cafard!
Je prends mon sac dans mes mains. Je leur serre la pince. Puis je pars en sifflotant Le pont de la rivière Kwaï, pour me donner du rythme et du courage. Mes pauvres pieds traversent tout Saskatoon. J'aurais souhaité me payer un tour d'autobus municipal juste pour sortir de la ville et faire du pouce en pleine prairie, parce que c'est plus facile comme ça. Mais non, il y a une grève de la société de transport de Saskatoon. C'est ce que m'a dit la serveuse du Tim Horton's. Bon, alors il ne me reste plus qu'à marcher, et marcher encore, jusqu'à la croisée de la Yellowhead Highway, au bout de la ville.
Personne ne souhaite me prendre à bord. Je suis seul au monde et je n'ai plus assez d'eau dans le corps pour verser des larmes. Mon visage apprend à devenir dur. Ma belle sensibilité a honte de moi.
EN ROUTE VERS WINNIPEG
Saskatoon s'évanouit. Je suis maintenant à Lanigan, à crever d'attendre sous le soleil de la plaine. Je tente de jouer au poète, de me remémorer Rimbaud, les poings dans ses poches crevées, avec son paletot qui devenait Idéal. Je cherche ma Muse en vain. Je suis devenu le féal du Vide. Tout est vain.
Faire du pouce et méditer, c'est pareil. Tu as tout ton temps pour te questionner. Et tu es obligé de sourire, quoi qu'il advienne, si tu ne veux pas crever sur le bord de la route comme une bête puante écrapoutie.
Et puis Winyard, Elfros, Foam Lake.
Une Indienne m'embarque. Elle est avec deux autres Indiens et elle descend à Yorkton pour magasiner: acheter du pot, de l'acide ou quelques trucs du genre. L'Indien, sur la banquette arrière, ne me parle que de drogues, laquelle est la meilleure, son meilleur trip d'acide, comment fabriquer une pipe à eau, un shilom ou whatever. Et puis voilà Yorkton.
Yorkton. Un avocat de l'aide juridique. Il me fait penser à Robespierre, par son attitude froide et austère. Il roule vers Saltcoats.
-Do you think Quebec wants to separate? qu'il me dit en sortant de son mutisme.
Je suis un citoyen du monde, buddy. Je ne suis pas un politicien.
-I'm not an ant in an anthill, que je lui réponds, sans mesurer la portée ou l'effet, simplement.
Roule mon gars. Et débarque-moi à Saltcoats. Je ne suis qu'une cigale avec des airs d'harmonica en tête. Qu'ai-je à voir avec la constitution d'une fourmilière? Je suis tout nu dans la rue et je fais du pouce au milieu de nulle part...
Robespierre se tait. Ma réponse ne l'intéresse pas. Il s'en veut d'avoir embarqué un pouilleux. Il me débarque sans me saluer. Je le salue quand même. J'ai beau être pauvre que je sais vivre.
Saltcoats. Le lac magnifique. Le soleil qui colore l'automne.
Je passerais bien du temps ici. Mais il faut continuer. Sur la route, on écrit pas un roman. On tend le pouce, jusqu'au bout et plus loin encore.
Un preacher m'embarque. Il y a plein de messages évangéliques dans sa bagnole.
-Are you a Christian? qu'il me demande tout de go, son dentier parfaitement ajusté à son sourire de vendeur d'assurances.
Et je mens comme un prêtre: yes I am. Un autre masque dans ma carrière de caméléon. Pourquoi le décevoir? Pourquoi lui dire, tout simplement, non?
Je suis chrétien jusqu'à Gladstone, au Manitoba. Mes oreilles saignent tellement le pasteur m'a bourré de niaiseries sur les anges et tout le reste.
La route m'appelait encore. La route et la poussière des prairies. L'attente, longue et pénible, à me remémorer les vies de Jim Morrison, Diogène de Sinope, Louis Riel et Sitting Bull...
Une Volkswagen rouge s'arrête devant mes pensées. Je ramasse mes affaires et embarque aux côtés du chauffeur.
-You wanna go to Winnipeg? qu'il me demande.
-Yeah. Are you going by that way? que je lui réponds.
-Tu parles français? qu'il ajoute.
-Oui... Ah ben j'ai mon voyage! que je réponds en reconnaissant l'accent du Québec.
-Moé c'est Gaston, toé? que me dit le bonhomme dans la quarantaine, qui ressemblait au célèbre barbier Ménik, le barbier des Canadiens de Montréal.
-Guétan. Moé c'est Guétan.
-J'm'en va's à Winnipeg. T'aimes-tu le hockey?
-Oui, que je réponds pour mieux lui mentir.
-Mon frère est juge de ligne pour la LNH.
-Ah ouais?
Il me dit son nom. Je fais semblant de le connaître. En fait ça ne me dit rien du tout. Mais je suis sûr que s'il est comme son frère, c'est sûrement un chic type.
WINNIPEG
Winnipeg... Enfin, Winnipeg...
Une chambre d'hôtel. Le lendemain, quelques airs d'harmonica sur le trottoir. Trente-huit dollars et quarante-trois sous en poche. Mon salaire est revu à la baisse. J'ai à peine de quoi me payer une chambre. Pour la bouffe, je fais la file devant les tablées populaires. Je mets mon orgueil de côté, un temps.
Je m'achète On the Road de Kerouac, pour vingt-cinq cents, dans un flea market. J'aurai de quoi lire ce soir, dans ma misérable chambre.
C'est samedi soir à Winnipeg. Je suis seul et sans amis. Je ne fais aucun effort pour connaître qui que ce soit. Je suis seul et je lis On the Road. Je tombe sur ce passage qui résume tous mes efforts. Et je le surligne plusieurs fois.
«I'd never seen, hearing the kiss of steam outside, and the creak of the old wood of the hotel, and footsteps upstairs, and all the sad sounds, and I looked at cracked high ceiling and really didn't know who I was for about fifteen strange seconds. I wasn't scared; I was just somebody else, some stranger, and my whole life was a haunted life, the life of a ghost.»
Jack Kerouac, On the Road, Penguin Books, 1976, p. 17
Je m'endors avec mon harmonica.
Tomorrow, I'll still go with the flow. Suivre le courant. Ne pas se laissez emporter. Contrôler sa chute pour mieux se relever, à ras le sol, et voler plus haut, plus loin, jusqu'à ce que tout redevienne possible.
Ma vie changera. Je vais avoir un bon boulot. Je vais devenir riche. Je vais...
Ronfler.
Une autre nuit où je ronflerai d'un sommeil de brute.
Surtout ne pas penser.
Surtout ne pas déprimer.
Just go with the flow. Suis le courant.
vendredi 24 octobre 2008
LE JOBBER DES GRANDS CHEMINS (CHANSON)
La fin de semaine commence... J'ai cru bon de vous faire entendre une de mes chansons encore inédites. Elle s'intitule Le jobber des grands chemins.
J'ai quelques centaines de chansons dans mes cahiers que je veux enregistrer dans les jours qui suivront pour les partager avec vous sur my podcast. Je pourrais ajouter quelques airs d'accordéon, si le son ne chie pas trop.
Bon ben, c'était un autre morceau tiré de ma boîte de Pandore...
UNE AUTRE DES FOIS OÙ J'AI EU L'AIR LE PLUS FOU
Je pense que c'était en 1992, peut-être en octobre, mais je peux me tromper.
Il pleuvait ce soir-là et, célibataire et solitaire, je m'ennuyais ferme entre les quatre murs de mon appartement. J'ai donc commencé ma soirée par un arrêt au dépanneur, une grosse king can de bière dans un sac brun, que j'ai bu d'une traite à travers les ruelles désertes du quartier Ste-Cécile, à Twois-Wivièwes, jusqu'à la SAQ de la rue Laviolette où je me suis réapprovisionné en vodka, un petit supplément de courage avant d'affronter le centre-ville et ses créatures de nuit insolites.
Évidemment, c'était à l'époque où je pouvais boire ferme, il y a fort longtemps. Ce n'est pas que je sois au régime sec aujourd'hui, mais je ne suis plus le même beat qu'à cette époque. J'ai plus de courage quoi. J'affronte la meute à jeun sans baisser les yeux. Et je n'ai plus mal à la tête.
En '92, que je le veuille ou non, il fallait que je boive ferme. Je pense que je pouvais honnêtement postuler au rang de roi des ivrognes. Mon idole était Le Grand Duc dans Lucky Luke, un aristocrate russe qui se claque de la vodka tout le long de l'épisode. Et je m'en claquais de la vodka, sans compter toutes les autres potions magiques. Rien n'arrivait à ma jeter à terre. J'avais une résistance du christ qui faisait que mes sorties me coûtaient cher en tabarnak. Pour réduire les coûts, je me faisais un petit fond au dépanneur et à la SAQ. Ensuite, il ne restait qu'à entretenir un peu l'ivresse, à deux bouteilles à l'heure plus une lampée de Cheminaud de temps en temps, dans un café avec de la crème et deux sucres.
Ce soir-là, j'étais arrêté au bar Le Bibob où il m'arrivait de croiser une fille avec qui j'allais baiser tout de suite sans passer ma soirée à me morfondre à en chercher une. Elle ne m'aimait pas. Je ne l'aimais pas. On faisait juste ce qu'on avait à faire. Et c'était bien en masse. J'appréciais son absence d'émotion, absolument nécessaire pour moi en cette période-là de ma vie, histoire de me ramener sur le plancher des vaches et me faire entrevoir l'autre porte, celle qui mène aux anges.
Je suis un gros hostie de lover. Premièrement, je cherche l'amour, comme à peu près tout le monde, et quand il me tombe dessus, ben je suis comblé. Je suis stable et fidèle en amour parce que j'ai vu ce qu'il y avait de l'autre côté et, no way, je n'ai pas envie de retourner vers les créatures de la nuit. Je suis trop bien. Heureux comme un roi.
En '92, je n'étais pas vraiment heureux. Je me morfondais. Plus je buvais et plus je déprimais, c'est évident.
Ce soir du mois d'octobre '92, au Bibob, je suis tombé sur personne. J'étais seul au bar à me commander des drinks tandis que Jean, le barman et propriétaire, me parlait des arts et des lettres, pour tester si j'étais à la hauteur de ma légende, un cascadeur des arts et des lettres doublé d'un rat de bibliothèque. Je lui ai mis le paquet, bien entendu, jusqu'à ce qu'arrive une belle grande brune, Sophie ou Karine, je ne plus trop, qui vint s'asseoir auprès de moi, l'air de rien.
Nous nous sommes présentés et, plutôt que d'aller s'asseoir ailleurs, elle est demeurée au bar à discuter avec moi.
LA SUITE...
J'apprends qu'elle est violoncelliste à l'Orchestre symphonique de M*** . Elle voudrait que l'on change de bar pour mieux discuter, puisque la musique est trop forte ce soir-là au Bibob.
J'ai ma chance! que je me dis. Si je ne fais pas trop le fou, ça va finir dans le lit. Tacataca-tac. Youppi.
Je l'amène donc, sans réfléchir, au Pub 137, non loin de là, un bar où l'on s'entend parler mais où, je l'oublie, l'on ne rencontre que des ivrognes qui, de plus, sont mes amis.
J'arrive au bar avec Sophie-Karine et, bien sûr, je mérite tout un accueil.
-Oua! Butch! Butch Bouchard! Salut Bouchard! Salut Butch!
-Ouin, ouin, salut, que je dis sur la défensive, comme si je craignais le pire. Et le pire c'est que je sois avec cette fille parmi ces ivrognes. Qu'est-ce que j'ai pensé?
On s'asseoit au bar et on se commande quelque chose. Jeff, un barman géant de six pieds cinq, rit dans sa barbe même s'il est imberbe. Il se passe de quoi. Mais quoi?
-T'es demandé au téléphone Guétan! me dit Jeff.
Je prends le téléphone et j'entends quelqu'un gueuler au bout de la ligne.
-Oua Butch! Tu t'es amené une belle poule pis tu vas gicler su' tou' 'es murs de ta chambre mon hostie d'cochon du christ!
Je ne dis rien. Qui m'appelle? Sophie-Karine me regarde d'un air songeur. Que dire?
-Est pas pire la grande brune. J't'i licherais ben les boules, moé, pis la moule, pis toute. Hostie d'chanceux du calice! Mon hostie d'cochon toé! Hummm... C'est bon... fourrer! Hummm....
-C'est qui qui parle? que je réplique.
-C'est Béland! Ciboire! J'suis dans 'a cabine téléphonique juste en face my sweet fuckin' fucker!
-OK. Demain à trois heures et demi, que j'ajoute.
Et je dépose le combiné.
-Qui c'était? Un ami? me demande Sophie-Karine.
-Ouais. Il veut que je l'aide à déménager demain... Un poêle, un frigidaire... J'suis toujours en train d'aider l'monde moé... Veux-tu un autre drink? J'te l'offre.
Jeff me tend deux portos ainsi que le téléphone.
-Y'a encore quelqu'un qui veut t'parler Butch!
Jeff rit encore, le sacrement.
Il essaie de ne pas rire mais ça ne marche pas. Je deviens nerveux. Sophie-Karine s'impatiente.
-Hee... Oui? que je demande.
-Butch! Butch! Big Butch! Tu vas pas t'crosser à souère big Butch?
Je regarde de l'autre côté de la rue et je vois Rob Bob dans la cabine téléphonique.
-Oui, oui, je lui ai dit demain après-midi à quatre heures! Et je raccroche.
-Tu ne lui avais pas dit trois heures et demi? me dit Sophie-Chose.
-Heee... I' va m'rappeler. C'était un autre gars. Maudits fatiguants! Lâchez-moé! Ah! Moé pis ma manie d'aider les autres!
Sur les entrefaites, voilà que Ti-Ben arrive, l'aîné des bums, qui vient poser ses lèvres d'ivrogne sur la main de ma promise...
-Je suis enchanté de vous connaître madame et je ne puis que vous offrir ce baise-main pour vous remercier, au nom de toute l'assemblée, d'honorer ce bar de votre si ravissante personne!
Il sent le pot et le fond de tonne et sa barbe doit bien avoir quelques mois. Mes chums, dans le coin, s'esclaffent. Et ça se met à scander: «Bouchard! Bouchard! Bouchard!»
-Pourquoi qu'ils crient ton nom? qu'elle me demande.
-J'sais pas... Ils sont saouls.
-Bouchard! Bouchard! Bouchard!
-Y'a encore quelqu'un qui veut t'parler Guétan! Héhéhé! me dit Jeff en me retendant le téléphone.
-Pis Butch? Tu vas-tu t'mettre ou tu vas t'crosser? Faudrait qu'tu déniaises hostie. Frenche-là dret-là pis tu vas l'savouère tu-suite si A veut. Si vous voulez vous mettre dins chiottes j'va's les surveiller pendant qu'tu fais cuire ta crêpe. Hein, mon hostie d'gros Butch?
C'était Urbain Pesant cette fois-là, le célèbre poète qui a joué au football pour Les Diablos. Mon alter ego. Le seul qui me bat au tir au poignet.
-Oui, oui, demain à cinq heures! que je dis en raccrochant.
-À cinq heures? réplique Sophie-Karèque. T'as dit trois heures et demi à l'autre pis quatre heures à l'autre... Pis là cinq heures?
-Hee... Ben... J'va's tous les rappeler demain. Excuse-moi, Sophie, mais j'te propose de venir chez-moi si tu veux bien... J'ai du Charlie Mingus, du John Coltrane, et j'ai même la trame sonore du film Tous les matins du monde... J'ai une bouteille à la maison... On pourrait continuer la discussion, si tu veux bien...
Et là, fiou, elle veut bien!
-Jeff, que je dis pendant que la soupe est encore chaude, appelle-moi un taxi s'il-vous-plaît!
Le taxi se gare devant la porte moins de deux minutes après l'appel. On vide nos verres d'un trait et on quitte le bar sous le standing ovation de mes amis qui scandent mon nom en tapant dans leurs mains... ou bien en simulant un acte sexuel.
-Bouchard! Bouchard! Bouchard!
Nous embarquons dans le taxi. Je donne la destination au chauffeur. Et là, je les vois tous derrière le taxi à taper dans leurs mains et à scander mon nom.
-Bouchard! Bouchard! Bouchard!
Tabarnak! Si je réussis à me mettre ce soir-là, sûr que ça va tenir du miracle, que je me dis en moi-même en souriant à ma promise comme si de rien n'était.
-Ils sont toujours comme ça tes amis?
-Des amis... Faut l'dire vite... Des connaissances... Ils sont saouls et ils voulaient me taquiner.
On arrive chez-moi. Je ne prends pas les messages sur mon répondeur. Je sais que la boîte vocale doit être remplie de propos vulgaires et grossiers de mes camarades de boisson.
J'ouvre une bouteille. Je mets Charlie Mingus dans le système de son. Et nous parlons, tant bien que mal. J'ai la gorge sèche. Je joue le tout pour le tout. Je pose ma main sur sa cuisse puis je m'approche de ses lèvres. Elle reste froide comme une statue de plâtre. Fuck!
Je retire ma main et balbutie quelques excuses.
-Excuse-moé... hee.... j'suis hétérosexuel... je l'avoue.
Ou quelques conneries du genre.
Du coup, je n'ai plus le goût de parler. Et elle aussi.
-Bon ben, bye. Faut qu'j'y aille.
-Ok bye Sophie...
Elle est partie. Je suis seul comme un con chez-moi. Il n'est même pas minuit.
Une heure plus tard, ça cogne à ma porte.
Ils sont au moins cinq. Cinq de mes chums saouls raides qui viennent aux nouvelles pour savoir si je me suis mis.
-Fuck! Y'est une heure du matin les boys!
-Come on Butch! Laisse-nous entrer, on vous dérangera pas...
-Est partie, gang d'hostie d'caves!
-Quoi? Est partie?
-J'va's être obligé de m'crosser à cause de vous autres, gang d'épais!
-T'aimes-tu mieux qu'on r'passe Butch?
-Ben non... hostie... j'va's me r'tenir. J'ferai ça une autre fois.
Bon. J'avais raté l'amour ce soir-là. Il ne me restait plus qu'à me rabattre sur l'amitié.
-Faites-moi pas ça trop souvent les gars parce que j'va's vous en calicer un su' 'a yeule la prochaine fois. Et j'suis ben sérieux.
-À ta santé gros Boutch! Quoi? Faut ben rire?
-Mes hosties d'tabarnaks vous autres...
Clink! Les bouteilles claquèrent dans un concert de rires tonitruants. Lee Scratch Perry remplaçait maintenant Charlie Mingus. Ce serait une autre nuit entre gars paumés et célibataires. Une nuit d'épais. Une nuit de caves.
Il pleuvait ce soir-là et, célibataire et solitaire, je m'ennuyais ferme entre les quatre murs de mon appartement. J'ai donc commencé ma soirée par un arrêt au dépanneur, une grosse king can de bière dans un sac brun, que j'ai bu d'une traite à travers les ruelles désertes du quartier Ste-Cécile, à Twois-Wivièwes, jusqu'à la SAQ de la rue Laviolette où je me suis réapprovisionné en vodka, un petit supplément de courage avant d'affronter le centre-ville et ses créatures de nuit insolites.
Évidemment, c'était à l'époque où je pouvais boire ferme, il y a fort longtemps. Ce n'est pas que je sois au régime sec aujourd'hui, mais je ne suis plus le même beat qu'à cette époque. J'ai plus de courage quoi. J'affronte la meute à jeun sans baisser les yeux. Et je n'ai plus mal à la tête.
En '92, que je le veuille ou non, il fallait que je boive ferme. Je pense que je pouvais honnêtement postuler au rang de roi des ivrognes. Mon idole était Le Grand Duc dans Lucky Luke, un aristocrate russe qui se claque de la vodka tout le long de l'épisode. Et je m'en claquais de la vodka, sans compter toutes les autres potions magiques. Rien n'arrivait à ma jeter à terre. J'avais une résistance du christ qui faisait que mes sorties me coûtaient cher en tabarnak. Pour réduire les coûts, je me faisais un petit fond au dépanneur et à la SAQ. Ensuite, il ne restait qu'à entretenir un peu l'ivresse, à deux bouteilles à l'heure plus une lampée de Cheminaud de temps en temps, dans un café avec de la crème et deux sucres.
Ce soir-là, j'étais arrêté au bar Le Bibob où il m'arrivait de croiser une fille avec qui j'allais baiser tout de suite sans passer ma soirée à me morfondre à en chercher une. Elle ne m'aimait pas. Je ne l'aimais pas. On faisait juste ce qu'on avait à faire. Et c'était bien en masse. J'appréciais son absence d'émotion, absolument nécessaire pour moi en cette période-là de ma vie, histoire de me ramener sur le plancher des vaches et me faire entrevoir l'autre porte, celle qui mène aux anges.
Je suis un gros hostie de lover. Premièrement, je cherche l'amour, comme à peu près tout le monde, et quand il me tombe dessus, ben je suis comblé. Je suis stable et fidèle en amour parce que j'ai vu ce qu'il y avait de l'autre côté et, no way, je n'ai pas envie de retourner vers les créatures de la nuit. Je suis trop bien. Heureux comme un roi.
En '92, je n'étais pas vraiment heureux. Je me morfondais. Plus je buvais et plus je déprimais, c'est évident.
Ce soir du mois d'octobre '92, au Bibob, je suis tombé sur personne. J'étais seul au bar à me commander des drinks tandis que Jean, le barman et propriétaire, me parlait des arts et des lettres, pour tester si j'étais à la hauteur de ma légende, un cascadeur des arts et des lettres doublé d'un rat de bibliothèque. Je lui ai mis le paquet, bien entendu, jusqu'à ce qu'arrive une belle grande brune, Sophie ou Karine, je ne plus trop, qui vint s'asseoir auprès de moi, l'air de rien.
Nous nous sommes présentés et, plutôt que d'aller s'asseoir ailleurs, elle est demeurée au bar à discuter avec moi.
LA SUITE...
J'apprends qu'elle est violoncelliste à l'Orchestre symphonique de M*** . Elle voudrait que l'on change de bar pour mieux discuter, puisque la musique est trop forte ce soir-là au Bibob.
J'ai ma chance! que je me dis. Si je ne fais pas trop le fou, ça va finir dans le lit. Tacataca-tac. Youppi.
Je l'amène donc, sans réfléchir, au Pub 137, non loin de là, un bar où l'on s'entend parler mais où, je l'oublie, l'on ne rencontre que des ivrognes qui, de plus, sont mes amis.
J'arrive au bar avec Sophie-Karine et, bien sûr, je mérite tout un accueil.
-Oua! Butch! Butch Bouchard! Salut Bouchard! Salut Butch!
-Ouin, ouin, salut, que je dis sur la défensive, comme si je craignais le pire. Et le pire c'est que je sois avec cette fille parmi ces ivrognes. Qu'est-ce que j'ai pensé?
On s'asseoit au bar et on se commande quelque chose. Jeff, un barman géant de six pieds cinq, rit dans sa barbe même s'il est imberbe. Il se passe de quoi. Mais quoi?
-T'es demandé au téléphone Guétan! me dit Jeff.
Je prends le téléphone et j'entends quelqu'un gueuler au bout de la ligne.
-Oua Butch! Tu t'es amené une belle poule pis tu vas gicler su' tou' 'es murs de ta chambre mon hostie d'cochon du christ!
Je ne dis rien. Qui m'appelle? Sophie-Karine me regarde d'un air songeur. Que dire?
-Est pas pire la grande brune. J't'i licherais ben les boules, moé, pis la moule, pis toute. Hostie d'chanceux du calice! Mon hostie d'cochon toé! Hummm... C'est bon... fourrer! Hummm....
-C'est qui qui parle? que je réplique.
-C'est Béland! Ciboire! J'suis dans 'a cabine téléphonique juste en face my sweet fuckin' fucker!
-OK. Demain à trois heures et demi, que j'ajoute.
Et je dépose le combiné.
-Qui c'était? Un ami? me demande Sophie-Karine.
-Ouais. Il veut que je l'aide à déménager demain... Un poêle, un frigidaire... J'suis toujours en train d'aider l'monde moé... Veux-tu un autre drink? J'te l'offre.
Jeff me tend deux portos ainsi que le téléphone.
-Y'a encore quelqu'un qui veut t'parler Butch!
Jeff rit encore, le sacrement.
Il essaie de ne pas rire mais ça ne marche pas. Je deviens nerveux. Sophie-Karine s'impatiente.
-Hee... Oui? que je demande.
-Butch! Butch! Big Butch! Tu vas pas t'crosser à souère big Butch?
Je regarde de l'autre côté de la rue et je vois Rob Bob dans la cabine téléphonique.
-Oui, oui, je lui ai dit demain après-midi à quatre heures! Et je raccroche.
-Tu ne lui avais pas dit trois heures et demi? me dit Sophie-Chose.
-Heee... I' va m'rappeler. C'était un autre gars. Maudits fatiguants! Lâchez-moé! Ah! Moé pis ma manie d'aider les autres!
Sur les entrefaites, voilà que Ti-Ben arrive, l'aîné des bums, qui vient poser ses lèvres d'ivrogne sur la main de ma promise...
-Je suis enchanté de vous connaître madame et je ne puis que vous offrir ce baise-main pour vous remercier, au nom de toute l'assemblée, d'honorer ce bar de votre si ravissante personne!
Il sent le pot et le fond de tonne et sa barbe doit bien avoir quelques mois. Mes chums, dans le coin, s'esclaffent. Et ça se met à scander: «Bouchard! Bouchard! Bouchard!»
-Pourquoi qu'ils crient ton nom? qu'elle me demande.
-J'sais pas... Ils sont saouls.
-Bouchard! Bouchard! Bouchard!
-Y'a encore quelqu'un qui veut t'parler Guétan! Héhéhé! me dit Jeff en me retendant le téléphone.
-Pis Butch? Tu vas-tu t'mettre ou tu vas t'crosser? Faudrait qu'tu déniaises hostie. Frenche-là dret-là pis tu vas l'savouère tu-suite si A veut. Si vous voulez vous mettre dins chiottes j'va's les surveiller pendant qu'tu fais cuire ta crêpe. Hein, mon hostie d'gros Butch?
C'était Urbain Pesant cette fois-là, le célèbre poète qui a joué au football pour Les Diablos. Mon alter ego. Le seul qui me bat au tir au poignet.
-Oui, oui, demain à cinq heures! que je dis en raccrochant.
-À cinq heures? réplique Sophie-Karèque. T'as dit trois heures et demi à l'autre pis quatre heures à l'autre... Pis là cinq heures?
-Hee... Ben... J'va's tous les rappeler demain. Excuse-moi, Sophie, mais j'te propose de venir chez-moi si tu veux bien... J'ai du Charlie Mingus, du John Coltrane, et j'ai même la trame sonore du film Tous les matins du monde... J'ai une bouteille à la maison... On pourrait continuer la discussion, si tu veux bien...
Et là, fiou, elle veut bien!
-Jeff, que je dis pendant que la soupe est encore chaude, appelle-moi un taxi s'il-vous-plaît!
Le taxi se gare devant la porte moins de deux minutes après l'appel. On vide nos verres d'un trait et on quitte le bar sous le standing ovation de mes amis qui scandent mon nom en tapant dans leurs mains... ou bien en simulant un acte sexuel.
-Bouchard! Bouchard! Bouchard!
Nous embarquons dans le taxi. Je donne la destination au chauffeur. Et là, je les vois tous derrière le taxi à taper dans leurs mains et à scander mon nom.
-Bouchard! Bouchard! Bouchard!
Tabarnak! Si je réussis à me mettre ce soir-là, sûr que ça va tenir du miracle, que je me dis en moi-même en souriant à ma promise comme si de rien n'était.
-Ils sont toujours comme ça tes amis?
-Des amis... Faut l'dire vite... Des connaissances... Ils sont saouls et ils voulaient me taquiner.
On arrive chez-moi. Je ne prends pas les messages sur mon répondeur. Je sais que la boîte vocale doit être remplie de propos vulgaires et grossiers de mes camarades de boisson.
J'ouvre une bouteille. Je mets Charlie Mingus dans le système de son. Et nous parlons, tant bien que mal. J'ai la gorge sèche. Je joue le tout pour le tout. Je pose ma main sur sa cuisse puis je m'approche de ses lèvres. Elle reste froide comme une statue de plâtre. Fuck!
Je retire ma main et balbutie quelques excuses.
-Excuse-moé... hee.... j'suis hétérosexuel... je l'avoue.
Ou quelques conneries du genre.
Du coup, je n'ai plus le goût de parler. Et elle aussi.
-Bon ben, bye. Faut qu'j'y aille.
-Ok bye Sophie...
Elle est partie. Je suis seul comme un con chez-moi. Il n'est même pas minuit.
Une heure plus tard, ça cogne à ma porte.
Ils sont au moins cinq. Cinq de mes chums saouls raides qui viennent aux nouvelles pour savoir si je me suis mis.
-Fuck! Y'est une heure du matin les boys!
-Come on Butch! Laisse-nous entrer, on vous dérangera pas...
-Est partie, gang d'hostie d'caves!
-Quoi? Est partie?
-J'va's être obligé de m'crosser à cause de vous autres, gang d'épais!
-T'aimes-tu mieux qu'on r'passe Butch?
-Ben non... hostie... j'va's me r'tenir. J'ferai ça une autre fois.
Bon. J'avais raté l'amour ce soir-là. Il ne me restait plus qu'à me rabattre sur l'amitié.
-Faites-moi pas ça trop souvent les gars parce que j'va's vous en calicer un su' 'a yeule la prochaine fois. Et j'suis ben sérieux.
-À ta santé gros Boutch! Quoi? Faut ben rire?
-Mes hosties d'tabarnaks vous autres...
Clink! Les bouteilles claquèrent dans un concert de rires tonitruants. Lee Scratch Perry remplaçait maintenant Charlie Mingus. Ce serait une autre nuit entre gars paumés et célibataires. Une nuit d'épais. Une nuit de caves.
jeudi 23 octobre 2008
RETOUR SUR VAUTOUR
J'ai lu le roman Vautour de Christian Mistral la semaine dernière. J'ai retrouvé le climat de mes vingt ans. On est à peu près du même âge, même que je suis plus jeune que lui quoi. Et j'ai plongé dans Vautour pour y retrouver ma jeunesse, ma Bohême et une parabole sur les rêves déçus de ceux et celles que j'ai côtoyés dans le vin, l'art et les paradis artificiels.
D'abord, et je l'ai écrit à ce bon vieux Mistral, Vautour m'a immédiatement rappelé Scènes de la vie de Bohême de Henri Murger. Non pas qu'il l'ait copié, mais il y a une certaine parenté littéraire, une poursuite du même thème à une autre époque, une sensibilité et un lyrisme très semblables.
J'ai écrit à Mistral après avoir terminé Vautour, que je n'avais pas encore lu pour la simple et bonne raison que je n'étais pas au Québec à l'époque. C'est passé tout droit, comme les romans de Louis Hamelin qui ont fait suite à La Rage que je devrai bientôt me claquer d'une traite pour me remettre à jour. Sans compter Éric McComber... Et André Pronovost... Et René-Daniel Dubois... Et Jean Barbe... J'accuse du retard en littérature québécoise, je le sais, mais il me fallait Mistral pour me faire délaisser mes auteurs russes préférés un moment, le temps de me rendre compte qu'il s'est passé quelque chose dans nos arts et nos lettres que je n'ai pas vu venir, peut-être parce que je n'étais pas «là», tout simplement.
Je ne vous livrerai pas ma correspondance avec Mistral, quand je lui ai mentionné que j'avais terminé de lire Vautour. Mais je puis vous dire qu'il n'a pas attendu longtemps pour sortir sur son blogue la photo d'un type assis sur la tombe de... Henri Murger. Un clin d'oeil qui ne m'était pas adressé mais que j'ai pris personnel. Enfin! Laissons faire cette inside joke. Je n'y ai rien compris moi-même.
Si Murger avait vécu de nos jours, il aurait délaissé ses commentaires sur Virgile et Ovide pour mieux se concentrer sur la description de ses personnages. Ses poètes et ses philosophes qui ne paient pas leur loyer seraient devenus des romanciers ou des guitaristes qui... ne paient pas leur loyer!
C'est ce que Mistral a fait avec Vautour, décrire un personnage de sa propre vie de Bohême, le décrire finement, avec humanité. Concentré son attention sur Vautour, un gars au coeur fragile, mécaniquement parlant, qui voudrait devenir une icône de la musique rock, au moment même où le narrateur, Mistral, est sur le point de devenir une icône de la littérature québécoise. Il y a là tout ce que souhaiterait Hegel: une thèse, une antithèse et une synthèse.
Ce qui me frappe avec ce satané Mistral, c'est la grande marge qu'il peut y avoir entre le personnage public et l'écrivain. Ce qui fait qu'à la grand' messe, à Tout le monde en parle en l'occurrence, on s'attarde plus sur des détails saugrenus plutôt que sur son oeuvre littéraire, ses mots, sa plume. Et c'est dommage. Dommage pour moi je veux dire. Parce que c'est par sa plume qu'il surprend le mieux, qu'il étonne, qu'il détonne dans le paysage littéraire.
Vautour est une version actualisée de Scènes de la vie de Bohême et on y trouve même un soupçon de Chatterton, du moins pour l'introduction qu'avait écrite Alfred de Vigny pour sa pièce de théâtre qui a peut-être mal vieillie.
Vautour et Chatterton ne feront pleurer personne. Mais ils témoignent tous deux d'une même quête d'authenticité artistique, des heures et des heures d'écriture, de grattage de guitare, des heures que l'honnête homme compte en fronçant les sourcils, en pointant sa montre, en disant qu'il est grand temps d'aller au travail, de lever des boîtes, de tourner des boulettes au restaurant.
***
Maintenant que j'ai fini Vautour, j'ai six autres livres à manger, comme l'apôtre Jean dans l'Apocalypse.
J'ai Sylvia au bout du rouleau ivre, un autre roman de Mistral, vous savez bien.
Puis j'ai Antarctique de Éric McComber.
En route vers l'Ouest, de Jim Harrison.
Pierre Radisson, de Donatien Frémont.
Rosebud, de Pierre Assouline.
Et, last but not least, La légende de Bas-de-Cuir de Fenimore Cooper.
Une chance que je lis vite. Parce que Tchékhov aussi m'attend. Et Hamelin. Et Pronovost. Et Barbe. Et Gilgamesh. Et Hermès Trismégiste...
Et ce n'est pas rien... D'autant plus que j'ai mon propre roman à écrire!