La coopérative funéraire de T*** est située dans un quartier pauvre de la ville où les gens n'ont pas assez d'argent pour brûler leurs morts. Comme il est interdit de les brûler soi-même, il revient à la coopérative de faire disparaître les peaux mortes du quartier. D'abord en les exposant pour une journée réglementaire, couvercle fermé ou pas, avec ou sans famille pour pleurer la dépouille très coopérative, malgré une certaine rigidité qu'il ne suffit que de savoir prendre par le bon bout pour arriver à quelque chose.
La coopérative était gérée par un consortium d'organismes communautaires. Ils ne roulaient pas vraiment sur l'or, mais ils arrivaient tout de même à payer quelques employés avec de l'argent bien sonnant, des remugles de nos taxes et de nos impôts.
Parmi les employés, il y avait une ancienne soeur grise et deux anciens moines bénédictins convertis en croque-morts d'infortune. L'ancienne soeur s'appelait Gisèle. Elle était petite et sèche, ni belle ni jolie, plutôt laide même si l'association est facile. Les traits de son visage étaient austères. Deux tas de peau descendaient de ses lèvres pour lui conférer la pose du dédain et de l'amertume. Son corps grêle était pourvu de deux têtasses trop sèches qui n'avaient jamais été têtées puisqu'elle était sans enfant, quoique mariée.
Néanmoins, Gisèle était devenue une farouche technicienne en comptabilité qui vivait avec l'un des deux ex-moines bénédictins de la coopérative, Roland, un chauve taciturne, obèse, qui avait coutume de dire «j'cré ben qu'l'heure du break arrive». Il disait ça en farce car il était toujours en break. Son job consistait à surveiller les lieux, de jour. Il avait l'air idiot et l'était sans doute un peu. Il disait aussi «'ai faim», «'ai soèffe», «m'en va au ti-coin». Il ne dormait pas dans le même lit que son épouse parce qu'il ronflait. En fait, ce n'était plus que des colocs. Ils s'étaient embrassés jadis, il y a trente ans, le temps qu'ils défroquent et se marient, puis rapidement ils avaient repris leurs habitudes et leur petite vie plate.
Le ménage et les vrais travaux étaient effectués par l'autre ancien moine, Willy, qui avait été barbier à l'abbaye avant que de poursuivre sa vie civile dans les saunas du Montréal rose, puis à la coopérative funéraire de T***. C'est Willy qui s'occupait de laver et maquiller les morts, en plus de nettoyer les toilettes, les planchers et les vitres. Roland, le mari de Gisèle, ne se donnait plus la peine de surveiller Willy. Et Gisèle comptait pour que tout ce beau monde arrive à quelque chose, ne serait-ce qu'à mourir en paix.
Comme c'était une coopérative, il y avait une «mission sociale» à accomplir. C'était écrit dans la constitution de l'organisme. Donc, il y avait toujours deux ou trois personnes louches qui traînaient là, de dangereux criminels qui n'avaient pas payé leurs tickets de stationnement ou qui s'étaient masturbés en public.
C'est ainsi qu'ils recrutèrent Luc Grenier, alias Frosted, un drôle de type qui portait toujours un grand manteau noir et qui se déguisait en vampire trois cent soixante-six jours par année. Au grand manteau noir s'ajoutaient des bottes noires, des pantalons noirs, une chemise noire, des bas noirs, des shorts noires, des ongles vernis de noir, des cheveux noirs, des lunettes noires.
Son surnom de Frosted provenait de son goût irréfréné pour les drogues dures. Il s'était fait prendre avec trois grammes de phencyclidine sur lui, du PCP, une drogue que les vétérinaires administrent aux chevaux avant les courses à l'hippodrome.
Frosted en prenait avant de commencer la journée et il se promenait ensuite parmi le monde, avec son grand manteau noir, comme s'il était vraiment un vampire. Sauf qu'il n'était qu'une loque humaine, plus souvent qu'autrement, incapable de mettre un pied devant l'autre. Ce qui fait qu'il s'était fait ramasser par la police. Puis par le juge. Troix cents heures de travaux communautaires cette fois-ci.
Et il ferait ses trois cents heures à la coopérative funéraire...
-Le crime paie, se disait Frosted. J'ai rêvé toute ma vie de travailler parmi les morts. Mon rêve se réalise enfin!
Depuis qu'il faisait ses heures à la coopérative funéraire, Frosted était plus heureux que jamais. Au début, il ne faisait que laver les toilettes, pour accorder un peu de répit à Willy. Puis voyant bien qu'on ne savait plus quoi lui faire faire, Gisèle et Roland lui permirent d'aider Willy dans la préparation des morts.
Toucher à des morts suscitait un étrange sentiment de bien-être. Frosted se sentait chaque fois plus grand et plus fort, dans sa tête, parce que pour son corps il restait la larve habituelle qu'il a toujours étée. C'est vrai qu'il était tout le temps gelé, Frosted, même quand il aidait Willy à habiller les morts pour les derniers adieux. Et ça le faisait capoter, les morts! Il aimait ça!
-J'aime ça travailler icitte! qu'il disait à Gisèle, Roland et Willy, avec son regard d'épagneul.
Frosted en avait la larme à l'oeil. Tellement que les trois vieux employés finirent par le prendre en pitié.
-Et si on l'engageait? demanda Willy. On pourrait avoir une subvention, p't'être. C'est un bon p'tit gars, travaillant, ponctuel. Y'est pas vite, vite, mais très respectueux des morts. Il les traite comme s'ils étaient vivants... Comme si c'était sa grand-mère ou son grand-père qui était mort... On en trouve pas ben gros des «de même»...
-Mouin, répondit Gisèle. Et il va toujours au-devant des commissions. Il va me chercher mon cream soda de l'après-midi au dépanneur...
-J'cré ben qu'l'heure du break arrive, déclara Roland.
***
Ils allaient vite déchantés ces trois-là!
C'était le 30 octobre, à la veille de l'Halloween. Frosted était encore plus gelé que d'habitude. Il s'était fait un parachute, un gramme de PCP dans une bouteille de bière, et il déraillait sévèrement.
Les murs de son appartement vacillèrent. Frosted était présent et absent à la fois. Tout était trop présent et trop absent à la fois. Il descendait au coeur même de son abîme et il n'était plus lui-même, ni personne d'autre. Sa personnalité, plutôt faible même au point rarement sobre, n'en devenait que plus effacée. Il redevenait une page vierge sur laquelle la folie pourrait écrire tout ce qu'elle voudrait bien. Vacuité des vacuités, tout devenait vacuité et poursuite de vide. Un indicible vertige. Les objets à la fois tout près et étrangement loin.
Frosted laissa couler l'eau de son bain jusqu'à ce qu'il déborde. Il réalisa que le bain débordait au bout de dix minutes, un interminable dix minutes à se sentir submergé par l'eau du bain qui coulait à ses pieds. Il ne pouvait pas fermer les robinets du bain. C'était trop lui demander. Son esprit était ailleurs et pourtant il savait qu'il devait fermer les robinets. Il lui était impossible de bouger. Il allait se noyer.
Puis il cria.
-Aaaaaaaaaah!
Et il ferma les robinets. Les effets du parachute ne faisaient que commencer. Welcome into the black world, Frosted. Welcome into the black world, Frosted... Ça tournait dans sa tête tel un mantra. Il se rasa la tête pour s'enlever ce mantra, croyant que sa chevelure tenait captives des idées folles.
-En allez-vous en! Waaa! En allez-vous en!!! cria-t-il en se rasant la tête, ne laissant qu'une touffe de cheveux au sommet, pour chasser les mouches.
-Get lost, you flies! Get lost, you flies!!! Crissez vot' camp, les mouches!
Et il agitait la tête dans tous les sens, comme un hostie d'épais sur le PCP.
Puis il s'est dit que les morts l'appelaient. Les morts de la coopérative. Madame Gendron, monsieur Desmarais, madame Lefebvre, monsieur Rivard... Il les voyait dans leur cercueil. Et ils lui disaient, viens donc nous visiter toé chose. On s'ennuie ce soir...
Frosted revêtit son grand manteau noir mais oublia ses bottes. Ce qui fait qu'il se rendit pieds nus à la coopérative. Il avait la clé. On la lui avait laissée pour qu'il sorte les vidanges le jeudi soir. Et on était justement jeudi soir, le soir des vidanges.
Évidemment, Frosted flashait dans le décor sur la rue Principale, pieds nus avec son gros manteau noir et son chasse-mouches au sommet de la tête. De plus, il marchait comme un robot, à grandes mais très lentes enjambées. Ce qui fait qu'il fit le trajet en deux heures plutôt qu'en quinze minutes.
-C'est plein d'hostie d'fuckés au centre-ville! déclara un vieux couple d'amoureux qui croisèrent Frosted.
-Les morts m'appellent! disait Frosted. Les morts m'appellent!
Frosted finit par entrer au royaume des morts. Il réussit même à désactiver le système d'alarme, une opération surhumaine compte tenu de l'état mental de notre imbécile.
-3... 8... 4.... 2... 3842!!! Waaaaa! 3... 8... 4... 2...
Il passa au moins une demie heure à capoter sur 3842.
Puis il alla voir les morts. Mais avant d'aller les voir, il pissa dans le corridor.
-3842... pipi... 3842...
Il y avait un pentagramme satanique sur le mur. Un pentagramme qu'il venait de tracer avec son urine. Et le pentagramme souillait, entre autres, une pile de brochures communautaires, dont l'Écho des Bas-Quartiers, un format 11 X 17 photocopié où l'on trouvait tous les renseignements sur les activités des Bas-Quartiers.
-Halloween! Halloween!
Non, Frosted n'avait pas la berlue. C'était bien écrit Halloween.
Concours pour l'Halloween! Vous pourriez gagner le livre UNE BELLE PENSÉE PAR JOUR de l'auteure Gisèle Lamarre. Pour ce faire, décorez votre maison pour l'Halloween et complétez le bon de participation ci-dessous, en écrivant en lettres moulées SVP.
-Ouaaa! Décorons! Oui! Décorons pour l'Halloween!
Et là, ne me demandez pas ce qui s'est passé dans la tête de ce triple idiot.
Tout ce que je sais, c'est que le lendemain quatre cadavres balançaient au bout de cordes passées sous leurs aisselles, lesquelles étaient rattachées à la poutre au plafond. Il s'agissait de madame Gendron, monsieur Desmarais, madame Lefebvre, monsieur Rivard... Ils étaient drôlement maquillés, maquillés comme les quatre du groupe Kiss. Ils étaient tous les quatres dans la grande vitrine de la coopérative, à la place des statues de St-Joseph, de la Ste-Vierge, de St-François et de Ste-Monique. Frosted les avait faits participer au concours. Il avait même découpé et rempli le bon de participation. Sauf qu'il se l'était rentré dans le cul, trop gelé pour se demander pourquoi ou comment.
Évidemment, la police s'est déplacée vers cinq heures et demi du matin, suite à la plainte d'un type pas tout à fait saoul qui passait par là. «Y'a des cadavres dans 'a vitrine» qu'il avait répété plusieurs fois, le type, à la préposée du 911.
-Quoi? demanda la préposée.
-Des cadavres, y'a des cadavres suspendus dans 'a vitrine d'la coop funéraire...
On a retrouvé Frosted tout nu dans le corridor, baignant dans son urine, un bon de participation roulé serré dans le cul. Il croyait qu'il allait remporter le premier prix et il faisait des culbutes en riant comme le dernier des possédés.
-Jamais personne n'va m'battre pour le premier prix! hurlait-il aux policiers et aux ambulanciers venus l'attacher. Jamais!!! J'suis l'winner de l'Halloween! Waaaaou! Je l'ai dans l'oeil! Oui dans le troisième oeil!
Évidemment, Gisèle, Roland et Willy étaient catastrophées mais, heureusement, personne n'avait eu vent de l'affaire. Surtout pas les médias. Donc, il était encore temps de sauver les apparences. Ce qu'ils firent toute la journée, sauver les apparences, en se promettant de ne plus jamais faire affaire avec les travaux compensatoires.
-J'cré ben qu'là ça va nous prendre un vrai break! déclara Roland à ses deux comparses, épuisé d'avoir accompli tant d'efforts physiques pour replacer les choses et les cadavres à leur place.
-Oui... Là, Roland, j'te donne raison... ajouta Gisèle. J'prendrai bien un bon cream soda.
-Ce sera pas facile de leur enlever ça d'la face... C'est d'la cire à chaussures, conclut Willy. Bon ben, joyeux Halloween, hein...
C'est la meilleure histoire d'Halloween que j'ai lu...
RépondreEffacerTu devrais la faire parvenir à une émission du genre «légendes urbaines», je suis certaine qu'ils se régaleraient de ce texte... Surtout avec un bon café le matin !
C'est qui Gisèle Lamarre?
RépondreEffacerC'tu l'auteure qui envoie des lettres à domicile?
Merci Magenta. J'ai pensé faire parvenir cette nouvelle au Bulletin des thanatologues, mais me suis ravisé pour des raisons éthiques.
RépondreEffacerSandra, Gisèle Lamarre pourrait être la directrice de la coopérative funéraire ou bien une dame d'un certain âge qui envoie des lettres à domicile pour se payer des teintures noires sur fond blanc.