mardi 13 janvier 2009
JACOB ET CHANCE-À-TOUT-COUP
Le berger chiquait sa brindille avec l'air du gars qui était revenu de tout dans la vie et se contentait, justement, de chiquer sa brindille. C'était un vieux berger, bien sûr. Aux traits usés par le vent, le soleil, la pluie et la vérole.
Il s'appelait Jacob. Mais ses amis l'appelaient bon Jack. Parce que c'était un maudit bon Jack, ce Jacob, même s'il était pauvre comme Job et un peu trop porté sur l'alcool, si vous voyez ce que je veux dire. N'empêche qu'il ne dérangeait personne, ce vieux Jacob, et qu'il faisait paître paisiblement les troupeaux de son patron en passant toute la journée à changer le vin en pisse.
Éborgné, édenté et chauve, Jacob avait aussi perdu tous les doigts de sa main gauche, sauf le pouce, du temps où il faisait partie d'une troupe de patriotes armés, avec à sa tête cet incroyable type surnommé Chance-à-tout-coup.
Chance-à-tout-coup avait risqué mille fois la mort et chaque fois il s'en tirait, d'où son surnom.
Il s'était évadé six fois de prison, imaginez. Et le glaive était entré plusieurs fois dans son corps sans toucher aucun organe vital. Évidemment, il lui manquait lui aussi quelques doigts, quelques dents, mais Chance-à-tout-coup se tenait encore droit comme un i.
Et c'était un type d'agréable compagnie, qui plus est, qui savait parler de la bonne bouffe, des femmes et de tout le reste, sauf de la guerre, de la violence, des Romains et de tous ces sales trucs dont il s'était éloigné le plus loin possible, d'où sa passion pour le métier de ses vieux jours, berger, comme Jacob. Et Joseph. Et Isaac. Et tous les autres potes, quoi. Tous du bon monde. Aimables, avenants, simples. Rieurs. Musiciens.
Chance-à-tout-coup était connu aussi sous le nom de Barabbas. Si, si, Le Barabbas que les Romains n'ont pas crucifié. Ce n'est pas pour rien qu'il s'appelait Chance-à-tout-coup, que je vous dis. Qui s'en serait tiré aussi facilement? Je pourrais vous en nommer des centaines qui n'ont pas eu cette chance. Barabbas, que voulez-vous, il avait comme qui dirait la crotte au cul, une expression de berger qui signifie qu'il méritait son surnom.
Un Romain avait coupé la main de Jacob. Évidemment, le bon Jack ne s'en vantait pas trop de crainte de se faire couper la langue ou bien de finir comme ce pauvre Ioussif, un gars pas malin, un peu simple d'esprit sans doute, qui avait permis à Chance-à-tout-coup de s'en sortir indemne, comme ça, alors qu'il s'en allait tout droit vers une crucifixion en règle, près du dépotoir de Jérusalem.
Jacob ne s'était jamais fait prendre, heureusement, car cela n'arrivait qu'à Chance-à-tout-coup de s'en tirer aussi facilement.
Chance-à-tout-coup avait bien vieilli lui aussi. Il se contentait maintenant, comme Jacob, de garder les moutons tout en buvant du vin avec modération, compte tenu d'une vieille blessure de guerre qui s'était transformée en hémorroïdes saignantes.
Jacob et Chance-à-tout-coup parlaient pendant des heures en jouant et chantant des airs traditionnels ou improvisés. Jacob jouait du pipeau. Chance-à-tout-coup ponctuait le rythme en tapant sur un tambour en peau de mouton. Quand ils avaient les mains trop engourdies, ils parlaient de tout et de rien. Cependant, le pauvre Ioussif revenait souvent dans les conversations de Chance-à-tout-coup.
-Tu te souviens, mon vieux Jack, de c'te gars de Nazareth qui se disait le fils de Dieu, hein?
-Celui à qui tu dois la vie sauve, hein?
-Ouais... Dur à croire qu'il soit mort pour moi... Et c'est bien ce qui s'est produit pourtant.
-On ne t'appelle pas Chance-à-tout-coup pour rien, Barabbas!
-Oh que oui! Un peu de vin rouge, mon Jack?
-Pas de refus. Hum! Délicieux...
-C'est Mathieu qui l'a fait. Sacré Mathieu, hein...
-Ouais!
-En ville, j'ai entendu dire qu'il y en a encore qui croient que Ioussif était vraiment le fils de Dieu... Pauvre jeunesse... Croire en quelqu'un ou quelque chose, j'en suis revenu. Vivons et laissons braire le troupeau, c'est tout...
-Oh! Chance-à-tout-coup, tu sais les gens... Ils croieraient n'importe quoi.
-N'empêche que Ioussif c'était pas un méchant bougre... Les Romains lui ont foutu une sacré raclée... Oyoyoye! J'ai eu bien plus de chance. Pas même un coup de fouet. Merde! Ils m'ont presque bien traité, les Romains. Et j'en ai tué des tas! Et libéré en plus! Sans un putain de coup de fouet! J'ai vraiment la crotte au cul!
-Pas de doute, monsieur Chance-à-tout-coup.
Barabbas fixa le sol un moment, puis il reprit.
-Tu vois, j'ai parlé à Ioussif quand j'étais en-dedans, chez Ponce Pilate. Et j'ai beaucoup parlé avec lui, même avant la prison. Et tu sais ce qu'il disait toujours? Aimez-vous les uns les autres. Et moi je lui disais: même les Romains? Et il me répondait, oui, même les Romains.
-Même les Romains... Il ne devait pas dire la même chose quand ils lui ont planté des clous dans les bras...
-Justement... Mon beau-frère Étienne, fils de Moché, y était quand ils l'ont cloué au Golgotha. Paraît qu'il a passé des heures à pardonner tout le monde dans son délire et qu'avant de mourir il a crié Mon Dieu! Mon Dieu! pourquoi m'as-tu abandonné? Le fils de Dieu... Ouais, il n'avait pas de chance ce Ioussif. Pas de chance du tout.
-Pardonner à tout le monde, c'est peut-être pas si con Barabbas, n'est-ce pas ce que nous avons fini par faire nous-mêmes, hein? Regarde... La lune est claire. Le troupeau est paisible. On partage un bon vin entre amis. On fait de la musique. L'air est embaumé du parfum des fleurs...
-Et du crottin de mouton, huhuhu! ajouta Barabbas.
-Et du crottin de mouton, ouais! Hahaha!
-J'ai pardonné à tout le monde moi aussi, Jack. J'ai fait la paix dans mon coeur.
-Moi aussi. Je n'en veux plus à personne, même aux Romains.
-Nous sommes tous des cons, n'est-ce pas Jack?
-Tous des cons, c'est sûr.
-À ta santé Jack!
-À la tienne aussi, Barabbas!
bouleversant d'humanité et d'un réalisme si parfais dans sa drolerie que cela pourrait devenir l'exemple d'une histoire à suivre pour nos enfants à venir, comme exemple d'une sagesse sans age enfin en action.
RépondreEffacervous avez du style, monsieur. chapeau !
d'une limpidité à toutes épreuves. vous êtes un génie, monsieur.
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