mardi 2 septembre 2008
La bibliothèque et le cimetière
Il y a deux endroits où il m'est toujours possible d'avoir la paix dans toutes les villes que j'ai traversées au cours de ma vie: la bibliothèque ou le cimetière. L'une et l'autre peuvent se confondre. Après tout, bon nombre de mes auteurs préférés sont morts. Le livre d'un auteur décédé, n'est-ce pas un peu sa stèle funéraire, hein? Cela dit, rien de mieux que de lire au cimetière, surtout si c'est un auteur trépassé. Ça fait prendre conscience du poids et de la valeur des mots, des choses et des créatures.
J'aimais bien lire au cimetière Côte des Neiges quand j'habitais à Montréal. Surtout l'automne. Pourquoi? Pour y manger des pommes tout en lisant. Eh oui, ce cimetière est rempli de pommiers et personne n'ose y toucher, comme s'il y avait une malédiction associée aux pommes qui poussent dans les cimetières. Tant mieux, en quelque sorte, puisque ça me permettait de remplir mon sac à dos de quelques kilos de belles pommes. Je revenais à la maison fier d'avoir nourri mon esprit et mon corps au jardin des morts.
Je ne suis pas macabre. Loin de là. J'aime les pommes, c'est tout, et je ne supporte pas d'entendre crier des hommes, des femmes, des pneus, des klaxons. Voilà pourquoi j'ai toujours aimé me promener parmi les morts, au cimetière comme à la bibliothèque.
La bibliothèque de l'Université de Montréal était ma préférée avec celle de l'Université McGill. Je trouvais tout ce que je cherchais depuis trop longtemps, des livres rares écrits par des auteurs un peu fous, dont Alexis Vincent Charles Berbiguier de Terre-Neuve du Thym, Antonin Artaud, Gérard de Nerval, etc.
Évidemment, les jours de pluie je n'avais pas le choix de me rabattre vers la bibliothèque. Passer ma journée sous la pluie au cimetière, c'est trop romantique pour moi. Donc j'allais à la bibliothèque de McGill ou de l'UdeM.
Je me rappelle d'un samedi du mois de septembre, il y a dix ou douze ans de cela. Je tournais en rond chez-moi et je ne savais pas quoi faire. J'avais accumulé une bonne réserve de pommes et je n'avais pas envie de marcher jusqu'au cimetière. J'ai donc pris le métro jusqu'à la bibliothèque de l'UdeM et, ratissant les rayons, je me suis monté comme toujours une formidable pile de bouquins sur à peu près tous les sujets, de la littérature occulte aux traités généraux sur la physique quantique. J'ai aussi emprunté mon incontournable guide, La bibliothèque idéale de Bernard Pivot, une monographie que j'ai épluchée des milliers de fois pour découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux horizons.
Évidemment, je me suis installé en retrait, loin de tous les regards, pour avoir la sainte-christ de paix quand je suis en train de lire. Cette fois-là, je me souviens que je lisais des trucs sur Aleister Crowley, le marquis de Sade, The Hermetic Brotherhood of the Golden Dawn et whatever.
Les heures passent. Je lis une page de l'encyclopédie, quelques pages de Rimbaud, un texte de Léon Bloy, des anthologies de Jean-Jacques Pauvert, des fables, des anecdotes, des biographies. Comme le rat de bibliothèque dans Batman, je lis à un rythme d'enfer et remplis ma mémoire jusqu'à son point de saturation. Puis, fatalement, je m'endors, la face dans mes livres.
Je me réveille quelques heures plus tard. Je n'y vois plus rien! Quelle heure est-il? Toutes les lumières sont fermées et il ne reste plus que les lumières indiquant les voies de sortie. Bon sang! je me suis endormi et les agents de sécurité ne m'ont pas remarqué! Ils m'ont enfermé dans la bibliothèque!
Mon premier réflexe, c'est d'être heureux. J'ai toujours rêvé d'avoir une bibliothèque comme celle-là pour moi seul. Je m'imagine tout ce que je pourrais faire, lire couché dans les rangées, à sortir des livres des rayons sans me soucier de les replacer au bon endroit, juste me vautrer dans la connaissance et l'érudition, quoi, comme un sybarite.
En même temps, je me demande si je suis coincé dans la bibliothèque et s'il m'est possible d'en ressortir. La peur d'être coincé l'emporte sur ce vague fantasme de me taper tous les livres de la bibliothèque de l'UdeM. Je prends l'ascenceur et descends jusqu'à l'accueil.
Personne, encore une fois. Je n'en reviens tout simplement pas! Il est dix heures le soir! J'ai dormi pendant au moins six heures. Et personne n'est là pour m'arrêter. Si je n'étais pas aussi respectueux de l'ordre et de la loi, qu'est-ce que je me taperais comme nuit de lecture! Mais non, je continue mon chemin puis je sors, activant le système d'alarme de la bibliothèque.
-Bip! Bip! Bip!
Que voulez-vous que je fasse? Je marche, d'un pas naturel, cinq minutes, dix minutes, et me voilà rendu à la station de métro. Personne n'est venu m'arrêter. Ça doit sonner encore à la bibliothèque de l'UdeM.
Le métro démarre. Je reviens chez-moi pour lire La bibliothèque de Babel, de Borges, une lecture dans le ton de la soirée.
Puis je me rendors. Je rêve. Je suis dans une bibliothèque géante contenant tous les livres du monde. Je lis et lis et lis encore. Il n'y a personne d'autre que moi. Et je m'y sens heureux comme au cimetière.
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