mercredi 6 août 2008
LE DOMAINE D'OR
J'ai vécu trois mois dans ma tente, sans télévision ni radio. Les nouvelles du monde me parvenaient par la voie des journaux que je lisais le matin, au restaurant: The Yukon News, The Whitehorse Daily Star et The Edmonton Sun, principalement. Je n'en demandais pas plus. J'étais heureux comme un roi, loin du monde, loin des nouvelles, bercé par les eaux tumultueuses de la rivière Yukon. D'ailleurs, je passais plus de temps à lire les poèmes de Robert Service que je n'en prenais à lire les journaux.
J'ai passé tout un été au Robert Service Campground. Le premier jour où je suis arrivé, j'avais quinze dollars dans mes poches. Le lendemain j'en avais cent. Le surlendemain trois cents. Et ainsi de suite. Je ne vendais pourtant pas de la drogue. Je travaillais dans une pizzéria et je vendais mes dessins dans les bars. On me donnait des contrats pour réaliser de petites affiches, pour annoncer un spectacle de blues ou bien une soirée reggae dans tel ou tel bar. On me payait rubis sur l'ongle. Pour eux, j'était le French Guy qui avait été caricaturiste pour tel ou tel grand quotidien montréalais. Il faut dire que j'avais un peu arrangé la vérité. Comme j'étais à plus de 4000 kilomètres de Montréal, je pouvais bien me permettre certains trucs de survie, d'autant plus que la première journée de mon arrivée j'étais à toutes fins utiles cassé comme un clou. Mon voyage avait coûté beaucoup plus cher que prévu, à cause d'un arrêt de deux jours imprévu à Dawson Creek, en Colombie-Britannique, qui m'avait pris tout le reste de mes économies.
Donc, je m'étais rendu à la Whitehorse Public Library, sur 2nd Avenue, où j'avais tout bonnement collé mes caricatures par-dessus celle des caricaturistes des grands quotidiens montréalais. Avec du ruban magique, quand c'est photocopié, on croirait vraiment que c'est une copie de l'original... Alors j'ai joué le jeu du caricaturiste de Montréal qui avait besoin de vivre au grand air... J'étais, à tout le moins, un original. Même si j'étais en quelque sorte un fieffé menteur. Un mensonge qui avait regarni mes poches.
En trois jours, à Whitehorse, j'avais ressuscité. Mon capital était passé de 15$ à 300$. Beau départ. Et cela ne s'arrêterait pas là.
Pour payer mon terrain de camping, aux abords de la rivière, sous les épinettes, je n'avais eu qu'à peindre un panneau pour annoncer le terrain de camping. J'avais dessiné un gars et une fille qui avaient l'air un peu frostés et j'avais écrit en-dessous, avec ma plus belle écriture, Robert Service Campground 3 Km avec une flèche pointant vers la droite.
Donc, je ne payais pas de loyer, vivait sous ma tente comme un Algonquin, et j'avais tout de même accès aux chiottes et aux douches du camping, très propres, très modernes. J'avais le meilleur des deux mondes: la nature et la civilisation. Et tout ça m'était offert gratuitement en deux ou trois coups de pinceau!
Comble de bonheur, l'emplacement que j'occupais était devenu le refuge de tout ce qu'il y avait d'original et de détraqué dans tout le Yukon et toute l'Alaska. Musiciens, peintres et tire-au-flanc de tous genres convergeaient tous vers le «Gitan's campsite», Gitan étant mon prénom, qu'ils n'étaient pas capables de prononcer Gaétan. Ils ont dû croire que j'étais vraiment un gitan. Le mot se passait d'une oreille à l'autre et tout ce beau monde venait fêter chez-moi, devant le feu que je faisais devant ma tente.
Prenons Todd. Il était arrivé trois jours avant moi. La première fois que je l'ai vu, ce grand sculpteur abstrait de Toronto, qui travaillait essentiellement à ramasser des os d'oiseaux qu'il sculptait pour ensuite revendre au moins offrant, je lui ai acheté un collier de griffes d'ours pour deux bouteilles de pinard. Le Domaine d'Or que cela s'appelait, le seul vin rouge disponible au Nord du 60e parallèle, une affreuse mixture de fonds de tonneau brassée à Ville Saint-Laurent, près de Montréal. Ce vin devint ma marque de commerce cet été-là. Un Frenchman ne pouvait faire autrement que de se la saouler au vin rouge, même si c'était de la piquette. Je voulais faire honneur à ma langue maternelle.
Todd ne parlait pas un traître mot de français et ne buvait jamais de vin rouge. Cette nuit-là, on le perdit de vue. Je m'en suis voulu de lui avoir refilé deux bouteilles de vin. Et s'il s'était noyé à cause de moi?
Il est réapparu quatre jours plus tard. Sa coiffure avait radicalement changé. Auparavant, il avait une tignasse de cheveux châtains. Or, il s'était fait un mohawk...
-Ah man! How're you doin' man? me dit-il, le regard allumé.
-Pretty good man. What about you? lui dis-je en regardant sa crête de coq.
-I've got married! me dit-il en me présentant son anneau de mariage et son épouse, juste derrière lui.
Et il m'explique que la fois où je lui ai refilé deux bouteilles de Domaine d'Or il s'est enfui dans les bois avec Ruth, sa future épouse, et qu'ils ont baisé comme des fous furieux, par en avant, par en arrière, et tout le reste. Comme s'ils avaient du sang latin.
-As we got latin blood man! me répéta Todd avec son humour caustique.
Ils s'étaient mariés le lendemain, sur un coup de tête, à l'hôtel de ville de Whitehorse. Ils étaient ensuite partis en voyage de noces à Dawson City, en auto-stop. Todd s'était fait un mohawk en prévision de sa rencontre avec les parents de Ruth, son père étant juge en Ontario et sa mère professeure à l'université. Sa coiffure mohawk imposerait son mariage, en quelque sorte... Pas question que Todd ne se laisse impressionner par des bourgeois, lui qui provenait d'un milieu similaire, le père pratiquant la médecine et la mère pratiquant la méditation transcendantale...
Ils sont tous les deux partis vers Toronto, pour faire état de leur mariage à leurs parents.
Hormis Todd et Ruth, laquelle je n'ai jamais eu le temps de connaître, il y avait toute une flopée de gars et de filles tout aussi allumés. C'est comme si tout ce qu'il y avait de bizarre en ce monde s'était donné rendez-vous à Whitehorse cet été-là.
Je jouais de l'harmonica à tous les jours avec Craig, mon ami accordéoniste de la Virginie de l'Ouest, Jennifer, une percussionniste juive de Toronto, et Campbell, un guitariste d'Edmonton. Nous formions ensemble un quatuor auquel se greffait tous les musiciens de passage.
Nous jouions même sur Main Street deux soirs par semaine, pour un peu de pognon. En deux heures, nous pouvions faire quatre-vingts dollars, soit huit bouteilles de Domaine d'Or. De quoi commencer la soirée.
C'est moi qui chantais... en français! Ça sciait les jambes des touristes que d'entendre des chansons de La Bolduc dans un coin aussi reculé!
Ironie du sort, une journaliste du Yukon News m'a interviewé un jour où je m'amusais à jouer de la flûte sur la rue en me les plantant dans les trous de nez. Le truc n'est pas si compliqué qu'il ne semble, il suffit seulement d'avoir le nez propre, si vous voyez ce que je veux dire...
Enfin! La journaliste me pose des tas de questions, pourquoi ceci, pourquoi cela.
Je lui réponds que je veux devenir maire de Whitehorse.
Le lendemain, on voit ma photo, en très gros plan. J'ai deux flûtes dans le nez et il est écrit sous ma photo que je joue de l'harmonica et de la flûte comme un pro et que, par-dessus le marché, je fais ça pour devenir maire de Whitehorse...
Ma renommée ne fût que grandissante.
On se déplaçait en encore plus grand nombre pour aller au Gitan's campsite...
Cette popularité commençait à me dégoûter, d'autant plus que j'étais venu au Yukon pour y trouver la paix.
J'ai continué la musique. J'ai acheté encore quelques bouteilles de Domaine d'Or puis, un matin vers la fin du mois d'août, alors qu'il y avait eu gel au sol, j'ai compris que le pays du soleil de minuit allait devenir un pays gelé où il ferait bientôt -50 Celsius le matin. J'ai replié ma tente. J'ai fait mes adieux à tout un chacun, dont à mon aventure du moment, une Irlandaise qui aurait voulu que je devienne Irlandais. Tout ce que je connaissais de l'Irlande, c'était le Irish Spring. Et encore que je ne prenais plus ce type de savon qui irrite la peau et fait puer de la poche.
J'ai quitté le Yukon, et ces types étranges, ces bizarroïdes faits à 100% de jus concentré d'originalité.
Le temps passe et les noms s'effacent de ma mémoire. J'ai encore des tas d'histoires à raconter à ce sujet. J'y vais comme ça me vient, au compte-gouttes. Je gratte ma mémoire. J'en aurais long à dire sur mon pote américain Craig; sur les touristes français et allemands que j'ai fréquentés au Yukon; sur Montana Mat, un gars du Montana qui n'avait plus un sou et plantait sa tente sur mon terrain, en attendant qu'il ait de quoi se payer une roue neuve pour continuer son périple vers l'Alaska, où il escomptait vivre de l'aide sociale, qui est plutôt chiche au Montana...
Par où commencer hein? En commençant, tout simplement. Malgré les inévitables redites que suppose le fait d'écrire sans suivre un plan préconçu pour structuralistes à la noix.
J'en ai encore d'autres à vous raconter, c'est certain. Mais là, je fatigue. Je dois bosser. J'ai mal au cul, aux doigts. Bref, assez d'écriture pour le moment.
Ouais. Une partie de mon âme sera toujours au Yukon. Une partie de moi sera toujours à Whitehorse, pour tout le bien que cette ville m'a apporté.
Nulle ville en ce bas monde ne m'a fait cet effet d'être accueilli à grands bras ouverts. J'étais à Whitehorse comme un enfant prodigue que l'on gave avec tout ce qu'il y a de meilleur, hormis pour le vin rouge, qui était franchement dégueulasse.
Mélangé huit vins ensemble et vendre ça sous le nom Le Domaine d'Or, ça prend tout de même du culot. Peut-être que je serais resté au Yukon s'il y avait eu du bon vin. Je vais devoir écrire au gouvernement territorial du Yukon pour qu'ils améliorent cet aspect de la civilisation. Après tout, je voulais devenir maire de Whitehorse. Je n'ai jamais prétendu le contraire. Donc, je dois remplir mon devoir de citoyen honoraire du Yukon.
Gaétan,
RépondreEffacerIl faudra un jour réunir ces textes sur le Yukon et rendre visite à ce bonhomme sept heures, qui raconte comme pas un les meilleures histoires de Klondyke.
F.