lundi 18 septembre 2017

Mes amis les vagabonds

Les bums et ramasseux de canettes connaissent tous le Capitaine. Ils vous parlent de lui avec respect. Il est de tous les bums le plus autonome, le plus déconnecté, bref le plus libre.

Ils l'appellent le Capitaine parce qu'il a l'air du Capitaine Haddock avec sa grosse barbe noire et sa casquette de marin. 

On ne sait pas où il habite, mais on le croise partout sur son vélo, entre Montréal et Québec, dont à Trois-Rivières.

La première fois que je vis le Capitaine, j'attendais mon bus alors que je le voyais roupiller dans l'abribus, couché sur du carton et emmitouflé dans son manteau. Son vélo, ses sacs de plastique et tout un attirail de pêche l'accompagnaient. 

Sans doute que je lui faisais de l'ombre. Il a fini par se réveiller et par me remarquer. 

-Belle journée hein m'sieur?

-Oui, lui répondis-je. Y'a pas à dire...

Et puis nous avons parlé de tout et de rien. Et surtout de la pêche. Parce que le Capitaine compte sur le poisson pour ne pas se nourrir dans les bacs à vidange.

-J'pêche partout... Même à Montréal... Berthierville... Sorel... Québec... Lévis... Trois-Rivières... J'pêche le matin pis j'déjeune avec du poisson... oui m'sieur... La nature est généreuse hein?

Puis ma bus arriva. 

J'ai salué le Capitaine et je suis parti.

Je l'ai recroisé souvent au cours des mois et des années.

Je l'ai vu dormir sous le viaduc de l'autoroute 755, sous l'abri des joueurs du terrain de baseball d'un parc municipal, sur un banc public, etc.

Les bums et autres ramasseux de canettes m'ont assuré que le Capitaine était un spécial.

-I' r'çoit pas de chèque... c'est un vrai... I' vit juste de c'qu'i' trouve... du poisson, des chips dans les vidanges, du vieux pain... I' veut rien savoir d'l'argent...

Que s'est-il passé dans la vie du Capitaine pour qu'il décroche autant des obligations que nous rencontrons? Pas de loyer à payer... Pas d'agente d'aide sociale pour vous enquiquiner...La liberté libre et vraie, dans le dénuement absolu, à se laver dans des toilettes publiques, bien entendu, mais aussi à regarder les étoiles, s'il s'en trouve encore. 

***

Le Capitaine n'est plus seul. 

On dirait que la relève est assurée.

Une pauvre dame a aussi élue résidence dans un parc que je traverse fréquemment.

Elle refuse l'argent. 

Jos voulait lui donner cinq dollars parce qu'il la voyait fouiller dans les poubelles. Il trouvait qu'elle faisait pitié et lui a donc offert cette aumône.

Elle lui a répondu qu'elle ne voulait pas de son argent.

-Lorsque vous me voyez, venez plutôt me parler. Ça, ça va me faire plaisir. L'argent, c'est pas important...

Elle aussi, voyez-vous, vit sans argent.

Du moins, on pourrait le croire.

Elle a décroché. Totalement.

Et on se sent sans voix devant des gens comme ça.

On se demande si l'on doit les aider ou bien si ce sont eux qui nous aident.

Ne sommes nous pas les plus à plaindre avec nos chaînes de salariés et notre médiocre accès à du temps de qualité pour respirer?

Ils vagabondent toute la journée, regardent les oiseaux du ciel, pêchent du poisson, mangent du pain passé date, tandis que nous nous échinons toute la journée sans rien voir, mangeant en toute hâte, courant après cette vie qui nous écrase les uns les autres.

***

Je me rappelle vaguement d'une nouvelle de Tchekhov. Elle met en scène un pauvre bonhomme qui dort toutes les nuits à la belle étoile. Il remercie le Seigneur pour la vie qu'il mène même quand le sol est humide et froid...

-Je ne changerais pas de vie! Quelle belle vie je mène! Merci mon Dieu! dit-il substantiellement.

Cette nouvelle me revient en mémoire quand je songe aux vagabonds que je croise sur mon chemin.

Malheureusement, le titre de la nouvelle m'échappe. Est-ce Le passeur? Le vieux monsieur avec son chien? Arrête de boire Boris? Je ne m'en souviens plus. Et c'est dommage.

Peut-être que je ferais mieux de le demander au Capitaine.

Peut-être qu'il a lu Tchekhov lui aussi.

Ce qui ne me surprendrait pas.

Il y a souvent des gens trop éduqués qui finissent par péter les plombs.

Un peu comme Tolstoï qui devint vagabond les deux derniers jours de sa vie, rejetant tout dans ce qui fut sa dernière aventure sur Terre. 

Il avait quatre-vingt deux ans 

On le rattrapa à bord d'un train, déguisé en mendiant. Puis son coeur claqua parce qu'on ne voulait pas lui foutre la paix.

On ne voulut pas qu'il devienne vagabond. Et Tolstoï en mourut.