samedi 2 août 2008
TROIS P'TITS CHATS
Norbert ressemblait vaguement au Père Noël, en plus freak. Il ressemblait peut-être plus à Raspoutine, en plus gros. Enfin! Il avait l'air de ce qu'il avait l'air. Un petit gros aux cheveux longs et à la barbe grisonnante, dernier vestige des années '70 qui jouait de la guitare sur la rue des Forges, la rue principale de Trois-Rivières.
Norbert, lessivé par les années, chantait toujours la même chanson, une comptine pour enfants savamment intitulée Trois p'tits chats. Vous la connaissez sans doute. Écoutez:
Trois p'tits chats, trois p'tits chats, trois p'tits chats-chats-chats Chapeau d'paille, chapeau d'paille, chapeau d'paille-paille-paille Paillasson, paillasson, paillasson-son-son Somnambule, somnambule, somnambule-bule-bule
Etc.
Bref, de quoi faire des bulles. Surtout après la deux cent vingt-huitième interprétation. Norbert pouvait facilement l'interpréter plus du double. Aussi, je me contentais de jeter mon obole dans la casquette de Norbert qui, pour un instant, me jasait un brin.
-Marci. T'aurais pas une cigarette?
-Je ne fume pas.
-Tu fais bi'n...
Et Norbert, après s'être épouillé la barbe, reprenait sa chanson.
Trois p'tits chats, etc.
C'est alors que je m'en allais, prétextant que j'avais du travail, un rendez-vous, n'importe quoi.
Un jour où je me sentais faux-cul, juste parce que j'avais l'impression de lever le nez sur Norbert, comme tout le monde quoi, je me suis mis à lui jaser un peu plus, pour compenser pour les autres fois où je lui disais juste salut en jetant quelques pièces de menue monnaie dans sa casquette effilochée du 350e anniversaire de Trois-Rivières, 1634-1984.
-Pis Norbert, en forme?
-En forme de quoi, hein? En forme de rejoindre instantanément le Paraclet!
-Le para-quoi?
-Le Paraclet! L'oint divin du Seigneur-béni-soit-son-Saint-Nom! Alléluia!
-Ah bon... fis-je, décontenancé.
-Oui! Guétan, c'est bien ton nom, Guétan?
-Oui. On me surnomme aussi Ga-ÉÉÉÉ-tan Bouchard.
-Ha! Ha! Ha! T'es fou raide! Ga-ÉÉÉÉ-tan! Ha! Ha! Ha! Heille, viens chez-nous man, une seconde, prendre un café. Hein, t'as une seconde? Faut que j'te montre que'que chose!
Christ! Dans quoi allais-je encore m'embarquer? Je me sentais encore faux-cul. «Je vais lui dire que j'ai des commissions à faire, des draps à plier, des chaudrons à récurer, n'importe quoi» que je me suis dit en moi-même.
Norbert attendait ma réponse en me regardant comme un chien de poche, les yeux attendris par l'idée de pouvoir recevoir de la visite dans son taudis que j'imaginais dégueulasse à voir l'allure générale de Norbert, plutôt sale le Norbert, avec les culottes retenues par un bout de corde à linge.
-Oui, dis-je sans réfléchir, comme lorsque le coeur vous bousille la raison.
-Ah bi'n là! exulta Norbert en postillonnant, là j'suis heureux!
Il gratta sa guitare de toutes ses cordes en poussant un grand «yahou!» pour le moins surprenant.
Je me sentais encore faux-cul et cherchait un moyen de me défiler.
Trop tard. J'allais me rendre chez Norbert, quinze secondes, pas plus.
Norbert créchait dans un petit studio malpropre de la rue Laviolette, au centre-ville de Twois-Ivièwes. Son ameublement était constitué d'une table, deux chaises et un vieux matelas. Une vieille serviette qui sentait le gras de peau pendait sur une porte d'armoire en mélamine bleu poudre. Sur le comptoir, une bouilloire et un réchaud, deux ou trois tasses, une cuillère. Pas de lait. Pas de sucre. Du café instantané Super C.
Norbert, bon prince, m'a d'abord offert une toast, en attendant que l'eau bout.
-Non merci Norbert, rétorqué-je en parfait faux cul.
Je me sentais un peu dédaigneux, pas tout à fait comme Howard Hugues, mais rien à faire pour la toast.
Comme il avait faim, Norbert se fit tout de même une toast sur son petit poêle électrique à deux ronds. Il plaçait sa toast sur un cintre de métal recourbé, de sorte qu'il puisse servir de grille en le déposant sur le rond de poêle. C'était l'art de la débrouille, chez Norbert. J'imagine qu'il n'achetait pas de papier-cul. Et je lui avais serrer la main! Maudit résidus d'humanisme... pas moyen de m'en départir!
-Ça fait des bien meilleures toasts qu'avec un toaster mon Guétan! Tu d'vrais essayer ça! Hum! Les bonnes toasts de l'Oint du Seigneur Jésus ayez pitié de nous pauvres pêcheurs!
-Alléluia! ajouté-je innocemment.
L'eau se mit à bouillir. Norbert versa l'eau chaude dans deux tasses et, toast en main, la bouche pleine, il se mit à discourir sur le Paraclet.
-J'ai découvert... miam... miam... burp! quelque chose sur le paraclet Guétan. Faut qu'tu... miam... burp!... vois ça. Regarde...
Il pointa du doigt un tableau recouvert de signes incompréhensibles, des numéros renvoyants à des citations de la Bible.
-Quand tu veux parler à quelqu'un, Guétan, qu'est-cé qu'tu prends? Le téléphone!
-Oui. Le téléphone...
Il y eut un silence gênant. Norbert avait pogné le fixe sur quelque chose d'indéfinissable. Il regardait le mur derrière moi, une tache peut-être. Ses yeux exorbités juraient avec sa moustache remplie de miettes. L'interrupteur tombait parfois à Off dans la tête de Norbert.
Au bout d'un instant, ses cellules se ranimèrent. Il se rappelait maintenant qu'il était ici sur terre, devant moi.
-Quand tu veux téléphoner quelqu'un, qu'est-cé qu'tu fa's?
-Je compose le numéro...?
-Exactement! Tu composes le numéro!!! Ha! Ha! Ha! Le numéro! Oui le numéro!
J'avais un peu peur. Norbert m'avait l'air tout à fait siphonné. Le faux-cul en moi me disait décrisse. Ne reste pas là. Fréquente des gens de la haute si tu veux réussir dans la vie... Tu avais si bien commencé dans la vie, un élève modèle, et là tu fréquentes les gens infréquentables, ceux à qui personne ne veut parler. Quel gâchis!
-Regarde!!! hurla Norbert. Regarde mon tableau! Mon tableau! Ha! Ha! Ha!
Il riait comme un fou, Norbert, et le pire c'est qu'il l'était vraiment.
-Tu ouvres la Bible au hasard, tiens, et tu prends ce mot avec ce mot, espérance... page 234.... et ... moutons.... page 1763, épître aux Corinthiens, chapitre en chiffres romains... Et là... sur mon tableau, quoi? Hein? On trouve quoi?
-J'sais pas, que je lui réponds en cherchant une ouverture pour décamper.
-Le Paraclet! On trouve le Paraclet! L'oint du Seigneur! Alléluia! Et, là, là tu parles à Dieu... Comme si t'étais au téléphone. Comprends-tu?
Et le voilà qui tendait le pouce vers l'oreille et l'auriculaire vers la bouche, suggérant l'image d'un combiné téléphonique.
-Allo Dieu? C'est moi, le serviteur du Paraclet!
Puis, mettant une main sur le cornet de téléphone imaginaire, comme pour étouffer le son, le voilà qui me regardait en me faisant un clin d'oeil complice.
-Veux-tu parler à Dieu, Guétan, hein?
-Non merci, lui dis-je sur le ton que j'avais employé pour dire que je ne voulais pas de toasts.
-Ah bi'n... fit Norbert, dépité.
Son regard devint fixe, encore une fois. Perdu dans son tableau, sur l'art de rejoindre le Paraclet, il semblait voir des merveilles là où je ne voyais que la plus lamentable des existences.
J'ai bu mon café d'un trait, au risque de me brûler le palais, puis j'ai fait mes au revoir à Norbert.
-Oublie pas Guétan. Le Paraclet peut être r'joignable en tous temps! Grâce au téléphone! Au téléphone de Dieu!
Je le laissai dans sa misère, lâchement, sans ami, sans personne pour le sortir de ce monde pourri qu'il s'était créé dans sa tête pour vivre dans ce monde tout vil et amer.
Étrangement, ce fût aussi la dernière fois que je l'ai vu.
Quand je me promène sur la rue des Forges, je n'entends plus Norbert ni personne chanter Trois p'tits chats. C'est comme si nos us et coutumes s'étiolaient aux Trois-Rivières. Les états de compte passent avant les comptines.
Peut-être qu'il y a trop de faux-culs ici...
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