mardi 29 juillet 2008
GILLES LE GORILLE
Gilles n'avait pas tout à fait l'air d'un gorille mais il en avait certains traits. Il était grand, poilu du dos et des sourcils, avec les bras qui semblaient plus grands que les jambes.
Sa démarche était simiesque d'autant plus que ses jambes étaient arquées et son dos recourbé.
Sa lèvre inférieure proéminente laissait toujours s'écouler un filet de bave ou de vomi, selon qu'il avait bu ou non. Il faut dire que Gilles levait le coude plus souvent qu'à son tour et pouvait facilement caler une caisse de douze en un rien de temps, l'une après l'autre, «pour qu'ça fasse plus d'effet», comme il disait, ce singe.
À vrai dire, Gilles ressemblait vraiment à un gorille. J'essayais d'être gentil mais ça ne me réussit pas de chercher à cacher la vérité sous du parfum au lilas.
Gilles restait tout près de chez-moi, près de l'usine de textile Wabasso, à Twois-Wivièwes, dans un quartier mutilé par le chômage et l'aide sociale. Un vrai quartier, quoi, comme je les aime. Avec des types qui sortent de l'ordinaire et de l'ennui.
Comme Avance-Recule, un ex-étudiant au doctorat en psychologie qui, après avoir sauté les plombs suite à quelques badtrips d'acide, se promenait dans les rues de Trois-Rivières en robe de chambre, avançant deux pas et reculant d'un, de la cour du séminaire St-Joseph jusqu'au centre-ville. Pas besoin de dire qu'Avance-Recule faisait hurler les automobilistes même s'il ressemblait au Christ en robe de chambre, ce qui prouve qu'on ne respecte plus rien de nos jours, pas même la religion qui est pourtant tout ce qu'il y a de plus sacré.
Mais je ne suis pas là pour vous raconter la vie d'Avance-Recule. Il me reste encore quelques années à vivre et j'y reviendrai sans doute un jour où je serai en panne d'inspiration.
Pour le moment, c'est le grand Gilles qui m'inspire, Gilles le gorille pour les intimes.
Gilles n'avait jamais été à l'école ou si peu que ça ne vaudrait pas la peine de torcher quelques lignes là-dessus. Il était analphabète. Et quand je dis analphabète c'est vraiment analphabète. En fait, il était plus retardé mental qu'analphabète: un enfant de trois ans dans un corps de gorille de quarante ans. Sa mère écrivait ce dont elle avait besoin sur un petit papier et Gilles, incapable de lire, remettait le papier à un commis, moi par exemple, pour qu'il lui ramène tout ce qui était écrit sur le papier.
J'ai oublié de mentionner que Gilles était fort comme un gorille. À la Wabasso, où il avait travaillé, Gilles était reconnu pour soulever des poids surhumains à bouts de bras. Il était plutôt fier de cette réputation et se sentait toujours ravi d'exécuter un tour de force pour qu'on oublie un moment qu'il n'était qu'un crétin qui ne savait ni lire ni écrire ni baiser. Encore puceau à quarante ans, vivant avec son papa et sa maman, Gilles n'avait rien pour qu'on l'envie, c'est bien certain.
Pourtant, Gilles n'était pas sans talent. C'était un métaphysicien dans son genre, bien plus qu'une créature de cirque. Le plaisir qu'il prenait à exécuter ses tours de force à l'usine Wabasso, à soulever des rouleaux de textile ou des pièces de métal de quelques centaines de kilos, se transforma en instinct de survie suite à la fermeture de l'usine, survenue dans les années '80.
Gilles se rappela qu'on l'appréciait pour ses tours de force. Réduit au chômage puis à la mendicité, Gilles le gorille se mit à jouer de l'accordéon à la taverne Le Petit Tonneau, à deux pas de la Wabasso.
Si d'aventure on lui donnait quelques sous, il venait tout de suite nous voir au dépanneur où je travaillais pour s'acheter une bouteille de St-Georges, un simili-porto dégueulasse plus alcoolisé que tout ce qui se vendait dans le dépanneur. Il calait ensuite sa bouteille de St-Georges d'un trait, derrière le dépanneur, et il revenait à la taverne reprendre son accordéon pour jouer Donnez-moi des roses jolie demoiselle ou bien Alouette, gentille alouette. Et il jouait bien, le bougre. Pas de fausses notes, je vous jure. C'est comme si cet analphabète laid, ridicule, voûté, retardé mental, avait été touché par la grâce de Dieu, si seulement Il existait.
Après avoir bu, Gilles devenait surhumain. Il se mettait à soulever les automobiles ou les autobus stationnés sur la rue. C'est là qu'il allait trop loin. Pour le ramener sur terre, fort heureusement, tout le quartier connaissait la rengaine: «Gilles, on va l'dire à ta mère si t'arrêtes pas!»
-Non! Non! Dites-lé pas à mouman! se mettait-il à pleurnicher, comme un grand con.
Et les autres, évidemment, en rajoutaient. Quel passe-temps que de rire des retardés mentaux, n'est-ce pas?
-Ok Gilles! disaient-ils. On ne le dira pas à ta mouman si tu nous joues encore de l'accordéon!
-Avez-vous d'l'argent les gars pour une bouteille de St-Georges, hein? répliquait Gilles.
-Ben sûr Gilles, tu vas l'avoir ta bouteille de St-Georges, hein les gars? On se cotise-tu?
Et tout le monde payait pour voir jusqu'où Gilles se rendrait ce soir-là juste pour le plaisir d'avoir de quoi se raconter le lendemain. Gilles le gorille était le meilleur remède contre l'ennui qu'avaient trouvé tous ces ivrognes depuis la fermeture de l'usine.
Ça n'allait pas être toujours ainsi...
C'était à l'automne, en novembre '85, au pire moment de l'année pour jouer de l'accordéon. Il n'y avait que de la nostalgie dans l'accordéon de Gilles. Les ivrognes étaient fauchés. Gilles en était réduit à jouer pour une bière aux deux heures, sans St-Georges à 20% d'alcool. Cependant, c'était un mal pour un bien. Une femme à barbe passant par là, parce qu'on n'avait plus le droit de refuser les femmes dans les tavernes, même celles qui portent la barbe, tomba follement amoureuse de Gilles et de son accordéon.
-Tu joues de l'accordéon comme mon grand-père, lui avait-elle dit, avec son regard farouche de grosse mangeuse d'homme avinée.
Gilles ne savait pas comment réagir. Les femmes, jusqu'à ce jour, ça n'avait pas été une réussite. En fait, aucune femme ne s'était jamais intéressée à Gilles, aucune, pas même une femme à barbe. Alors vous comprendrez que Gilles était désemparé comme s'il était la Belle et elle la Bête.
-J'te sucerais toé mon tabarnak! lui souffla-t-elle à l'oreille après qu'il eût exécuté Donnez-moé des roses gentille demoiselle sur son accordéon plus en feu que jamais.
Gilles était comme abasourdi par ce qu'il avait entendu. La première chose qui lui vint à l'esprit fut de se rendre au dépanneur pour me demander s'il pouvait prendre une bouteille de St-Georges, prétendant qu'il rapporterait l'argent demain.
-Ok! lui dit Denis, qui travaillait à la caisse ce soir-là. Mais si tu ne rapportes pas l'argent demain je le dis à ta mouman!
-Oui! Oui! Saint'-Crêche! J'te jure que j'va's t'ramener l'argent mon bon Denis! Que l'bon Dieu t'bénisse Denis! Pis toé aussi Guétan!
Gilles prit sa bouteille de St-Georges, s'en alla derrière le dépanneur, la cala d'un trait puis, une heure plus tard, il se promenait sur la rue avec la femme à barbe qu'il s'amusait à soulever de terre comme une poche de patates. La grosse riait en soufflant des insanités aux oreilles encore chastes de Gilles.
Ce fut leur nuit de noces.
La Belle et la Bête succombèrent l'un pour l'autre.
L'Amour avec un grand A, un scénario pour Jeannette Bertrand qui aurait fait de l'acide.
Du coup, on ne vit plus jamais Gilles à la taverne Le Petit Tonneau.
D'abord, papa et maman moururent dans la même année. Gilles, tout seul dans une grande maison, avec l'argent des assurances mortuaires à boire, accueillit tout naturellement sa dulcinée dans le loyer jusqu'alors familial. La femme à barbe, qui savait lire et écrire tant bien que mal, remplaça les parents pour guider ce malheureux idiot dans ce monde si cruel.
La dernière fois que je l'ai vu, je revenais de Québec pour rendre visite à mes parents. Cela me fit chaud au coeur de voir Gilles, comme si je m'en étais ennuyé. Comme si Québec ne surpassait pas Gilles, Avance-Recule, le Capitaine, la Dame aux sacs, le Sniffeux de pieds et toutes ces créatures trifluviennes qui sont une véritable manne du ciel pour un écrivain.
Les meilleurs matériaux qui soient pour écrire étaient à mes côtés et je ne le savais pas! J'ai parcouru le continent à la recherche de densité littéraire et je l'avais dans la face sans la voir, à Twois-Wivièwes!
Gilles avait grisonné un peu et était nettement plus gras. Il m'a tout de suite salué en brandissant les bras, comme d'habitude.
-Heille Guétan! Guétan! Salut!
-Salut Gilles, comment ça va?
-Ah! Avant ça allait mal. Mais à c't'heure que j'suis avec ma femme, j'suis en Floride tous les soirs! me dit-il en riant avec son gros dentier et ses lunettes de broche qui giguaient sous son rire bon enfant. Haw! Haw! Haw! qu'il riait, Gilles le gorille...
***
Ça doit bien faire quinze ans que je n'ai pas revu Gilles. Il n'habite plus le quartier. Je ne sais pas où il est déménagé. Peut-être qu'il est mort. C'est dur à dire.
Cependant, chaque fois que je joue de l'accordéon, crénom d'une bouteille de St-Georges, je pense à Gilles et m'invente des épisodes scabreux de La Belle et la Bête en version hardcore. Gilles le gorille est pour moi ce que Le temps des gitans était pour Kusturica, j'imagine. C'est ma version trifluvienne des contes d'Odessa d'Isaac Babel, crénom d'un chien.
PS: Ici, une photo de moi du temps où je fumais tout en buvant et en jouant de l'harmonica et de l'accordéon. Je ne fume plus depuis longtemps. Gilles a été le seul accordéoniste que j'aie connu et demeure encore à ce jour mon maître en la matière.
Cher Gaétan,
RépondreEffacerTa capacité de rebondir, sans faire allusion à ta stature hulkienne, m'étonnera toujours. Je te lis avec un plaisir toujours renouvelé. Je te signale au passage que dans Le Devoir (29 juillet, p. B7) on apprend que Pavel Lounguine a tourné récemment les dernières images de son prochain film : "Ivan le Terrible". Je n'ai pas vu son film précédent, "L'Île", dont on a dit grand bien. J'espère que les beignes ne t'enverront pas sur la bolle une bonne partie de la journée...
Cri